Le jour se lève, inondant la chambre de sa lumière opaline. Seule, allongée sur le lit, je parle à mon enfant qui va naître. J’attends sa rencontre avec impatience. Je sais que l’heure approche.
Toute la nuit, mon ventre gonflé comme un fruit mûr s’est durci de façon régulière. Ce matin, le rythme devient cadence, la douleur plus vive. Entre deux contractions, je peux me reposer et profiter de cet ultime instant de douceur qui précède la naissance.
Enfanter
Est-il possible de mettre en mots cette expérience ? Concevoir, porter et mettre au monde un enfant est une aventure mystérieuse, intime et secrète, où la vie se transmet et notre corps devient passage. Un passage « hors du temps », déstabilisant : puissance et vulnérabilité se rencontrent, grâce et angoisse s’entremêlent ! Des flots de la poche des eaux résulte le sang de la délivrance. Accepter la perte pour accueillir la vie. La femme ne sera plus jamais ce qu’elle a été, maintenant qu’elle est mère, le ventre vide et les mains pleines.
Laisser passer la vie.
Je sais que j’aurai mal, qu’il faudra trouver cet équilibre subtil entre concentration, maîtrise et lâcher-prise. Respirer. Se dépasser. Les contractions s’enchaînent, augmentent, atteignent leur paroxysme cuisant et s’évanouissent doucement. Le ventre pris en étau, je m’accroche aux portes, arpente les couloirs, déambule dans le jardin.
Chaque naissance est une histoire particulière qui ne nous appartient plus. Voici celle de mon enfant qui déjà se tisse. Dans cet écheveau de vie, il y a la mienne et la sienne. Lentement, nous tirons notre fil, transition inconditionnelle, cap de l’enfantement.
« Il faut que je te laisse, mon doux, traverser ce chemin. La douleur m’envahit, aiguë, mais je sais que tu approches. »
Mourir
J’ai cru parfois me perdre. Si l’accouchement est une expérience « marquante », « puissante », le plus souvent positive, de nombreuses femmes se sentent également terriblement « seules », « angoissées » et «fragiles» à ce moment de leur vie.
«Je pensais mourir alors que mon enfant naissait», me partage une amie. C’est paradoxal, j’en conviens, mais pas contradictoire. Donner la vie est proche d’une expérience de mort : l’épuisement, les fantasmes liés à l’histoire de chacune, de ce qu’elle aura pu entendre de l’accouchement, ou encore liés à la peur de mourir en couche, hantent nos inconscients.
Au fur et à mesure que l’ouverture s’annonce, je reprends courage. Laisser venir et s’abandonner. Je me concentre sur le travail, imagine des fleurs qui s’ouvrent, me love dans ma bulle pour me ressourcer et attendre que se dilate enfin le col. Pleinement. J’alterne entre moments d’espoir et de déception :
« Viens, engage-toi mon bébé ! »
« Pourquoi le travail ne va-t-il pas plus vite ? »
Naître
« Votre bébé arrive ! »
Je sens le bébé descendre. « Dans quelques minutes, tu seras dans mes bras ! » Malgré le soulagement de voir la fin se profiler, je redoute cet instant. Je résiste. C’est une histoire de porte à franchir. Juste un dernier pas. Je l’éprouve dans mon corps et dans mon cœur comme une déchirure. « Le dernier, il faut y aller ».
La séparation est nécessaire : pour entendre son premier cri, je n’ai plus d’autres choix que d’accompagner ce processus qui m’échappe. Je le sens qui pousse. Rejoindre le mouvement, rassembler son souffle, ses forces, balayer son angoisse et l’épuisement. Lâcher. Une fois. Deux fois. Trois fois ?
Le voilà ! La douleur ne prend sens qu’au regard de la joie maternelle qui éclot.
Je saisis mon nouveau-né, croise son regard étonné, puis le serre contre ma poitrine. Sa peau est douce, rouge et mouillée. Mes lèvres et mes mains consolent ses premiers pleurs de bienvenue au monde en le couvrant de baisers. Temps suspendu. Dans ce dénuement le plus complet, le mystère de la vie devient tangible : je me sens si petite.
Fille. Femme. Mère.
La naissance inscrit nos histoires dans un maillage plus grand et complexe, celui de la filiation. Touchée au cœur de son intimité, physique, psychologique et spirituelle, au cœur de ses représentations, la femme peut connaître une révélation, comme un vacillement vertigineux. De fille, elle devient mère. Les souvenirs parfois remontent : ceux de son enfance, heureuse ou blessée ; ceux de la petite fille qu’elle était auprès de sa propre mère, présente ou absente.
« Serai-je une bonne mère ? »
Qui suis-je ? Plus tout à fait la même et pourtant encore là. Devenir mère est l’apprentissage de la pauvreté, un pays où nous devenons souveraines et devons le rester, au-delà de nos larmes et de nos découragements.
De cet apprentissage, nous accoucherons de nous-même, peu à peu, en nous frottant quotidiennement à ce nouvel autre qui grandit.
Un chemin d’espérance.
À toutes les mamans qui ont pleuré, gémi, désespéré face aux douleurs de l’accouchement.
À celles dont les naissances ont été marquées du sceau de la tristesse, de l’urgence, ou de l’angoisse.
À mon amie qui a tenu dans ses bras son petit ange déjà parti.
Aux mamans qui ont donné tout ce qu’elles pouvaient donner de joie, de cris, de rage et d’amour.
Aux femmes devenues louves pour que ce jour advienne.
À celles qui ne sont pas encore mères et espèrent le devenir.
À nos mères qui nous ont donné la vie.