Cette année, gros changement dans la vie de Micheline : elle a repris le travail.
Ce n’était pas vraiment un choix. Plutôt une nécessité d’ordre financier. Micheline a réalisé que, comme le lui a dit son odieux banquier paternaliste « il serait peut-être temps pour Madame de reprendre une petite activité ». Alors, évidemment, elle a tout de suite changé de banque. Mais la situation n’a pas changé : pour pouvoir mener à bien tous leurs projets, Micheline et Jean Claude avaient besoin d’un deuxième salaire. Parce que, toi-même tu sais, les allocations ne comptent pas comme un salaire.
Il paraît qu’à partir de 8 enfants ça devient rentable, mais là, Micheline n’a pas le temps de faire 5 enfants de plus et de toute façon elle n’a pas assez d’idées de prénom.
Donc bref, Micheline a repris le boulot. Et, à part la principale intéressée, tout son entourage était ra-vi, ce qui a un peu surpris Micheline, parce qu’elle ne s’était pas rendu compte que ça pouvait changer quoique ce soit pour le reste du monde, qu’elle soit mère au foyer ou pas. Elle s’est mise à recevoir force encouragements et compliments qui l’ont mise très mal à l’aise. Quand quelqu’un lui disait « on est contents pour toi », elle entendait « parce qu’on s’inquiétait » sans qu’elle sache très bien pourquoi. Son adorable beau-frère Charles-Ahmed lui a même dit « mais c’est génial, tu vas voir, tu vas trop aimer reprendre, Jean-Claude sera content, tu seras plus autonome, tu auras des choses à raconter le soir » et là, elle s’est sentie encore plus bête que quand elle a dû demander à sa fille la signification de « quoicoubeh ».
Parce que, des choses à raconter, elle en a toujours eu, Micheline, et qu’elle n’avait pas l’impression de vivre sous la coupe de Jean-Claude ni à ses crochets.
Micheline ne sait pas si c’est à cause d’un féminisme dévoyé qui voudrait qu’il n’y ait qu’une seule manière d’être une femme libre, ou juste parce que les gens aiment passionnément donner leur avis quand on ne leur a rien demandé, mais ça ne partait pas super bien : plus les gens étaient enthousiastes, moins elle avait envie d’y retourner, au travail.
Et puis bon, il a bien fallu y aller pour de vrai.
La première semaine s’est très bien passée : ses collègues et sa boîte étaient très chouettes, Jean-Claude était aux petits soins, Mamouchkina était venue passer la semaine pour la transition, la nounou embauchée pour les départs et sortie d’école était adoptée par les enfants. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Le lundi de la 2e semaine, Micheline a fait une crise d’angoisse à l’heure du déjeuner parce qu’elle n’avait pas eu le temps de prévenir ses enfants du menu de la cantine et que si ça se trouvait, il y aurait des rognons de veau et les enfants n’aiment pas ça, et si on les force à tout manger et qu’ils sont malades, comment on va faire, et je suis une mère atroce j’ai abandonné mes enfants… Elle a donc perdu connaissance dans le couloir devant son bureau. Elle a gagné une aprèm aux urgences, une bosse sur la tête et un bouquet de fleurs de la part de son Fabuleux qui trouvait ça très mignon, cette manifestation de culpabilité maternelle. (Il s’est avéré qu’il y avait de la paella à la cantine, que la dame de service n’était pas commode, mais que tout le monde a survécu quand même.)
Survivre c’est ce que Micheline a fait pendant 2 mois, un jour après l’autre,
en courant partout comme dans la chanson de Goldman « elle cooooooourt toute la journée », traquant les moments libres pour caler une sieste, bouclant des dossiers à 2 h du matin parce qu’elle avait tenu à assister au cours de danse de Gudule (qui n’avait pas daigné bouger d’un iota de tout le cours « j’aime pas quand on me regarde danser ») ou qu’il fallait absolument repasser les 5 machines de linge qui traînaient dans le salon. Il fallut aussi gérer les absences de la nounou qui est sympa, mais hypocondriaque, les enfants qui attendaient que leur père soit en déplacement pour tomber malades, les dictées qu’il fallait réviser à 22 h parce qu’on avait oublié, la voiture qui ne démarrait plus, le chat qui ne se nourrissait plus depuis qu’il était seul toute la journée, la collègue qui confondait le bureau de Micheline avait le cabinet d’un psy…
Alors oui, le compte en banque de Micheline s’est rempli, certes, mais ses cernes se sont creusés,
son humeur s’est détériorée, son appétit a triplé (son double menton aussi) et sa libido s’est envolée (si, c’est important aussi). Elle s’est confiée à son amie Gertrude qui n’avait jamais arrêté de travailler, elle, et n’avait fait aucune remarque énervante quand Micheline lui avait annoncé son retour dans le « monde du travail » (par opposition au « monde des vacances », j’imagine).
« Ça ne va pas Gertrude, je ne vais jamais tenir, les jours où je ne prends pas feu je me noie, alors l’avantage c’est que ça éteint l’incendie, mais je n’en peux plus, j’ai pas une minute de libre, j’ai l’impression d’être une avocate new-yorkaise overbookée dans un film de Noël : je cours partout, je ne suis plus disponible pour ma famille, je déteste tout le monde… comment tu fais ? »
Gertrude a commencé par rire (c’est vrai qu’elle est drôle Micheline) et puis elle a rassuré sa copine :
« d’abord, moi je déteste tout le monde depuis toujours, donc je ne vois pas le problème, en revanche ce n’est pas comment JE fais, mais comment ON fait. Je ne suis pas seule à bosser ni à m’occuper des enfants et de la maison. Tu essaies de faire les mêmes choses qu’avant, en plus de ton travail. Mais c’est pas possible poulette, tu dois apprendre à déléguer ! Il en dit quoi Jean-Claude ? »
C’était une très bonne question, mais Micheline n’avait pas la réponse parce qu’à ce moment-là…
… ça faisait 5 jours qu’elle n’avait pas adressé la parole à Jean-Claude.
Les disputes, chez les Muche c’est presque un langage de l’amour, mais c’était vrai que depuis 2 mois on atteignait des sommets… Alors ce soir-là, Micheline est rentrée chez elle et elle a dit à son Fabuleux « viens on parle de charge mentale »
et ensemble ils ont trouvé une répartition des tâches plus efficace.
Micheline lance les machines (mais pas trop loin, huhu) parce que sinon les pulls rétrécissent, et Jean-Claude repasse parce qu’il fait ça en 10 minutes, et bien, en plus. Micheline fait les courses et les menus (parce que sinon c’est pizza au déjeuner et raclette le soir) et Jean-Claude cuisine (parce que sinon c’est trop cuit). Micheline gère les papiers de l’école et Jean-Claude va aux rendez-vous (parce que sinon, elle apprend leur métier aux profs, qui aiment moyen). Le week-end, Micheline fait la grasse matinée et Jean-Claude, la sieste…
Peu à peu, les choses se tassent, le nouveau rythme s’apprivoise et Micheline trouve un équilibre. Mais elle ne le dit pas. Parce que c’est pas juste et elle en a conscience, mais en plus de son salaire, Micheline a gagné le droit de se plaindre en société, et se plaindre, Micheline, elle adore ça !