Cette année Micheline Muche a de la chance, la Mère Noël l’a choisie pour tester de tous nouveaux cadeaux magiques fabriqués dans son atelier du Pôle Nord et destinés aux mamans.
Le dernier cadeau de la Mère Noël, Micheline l’attendait avec impatience, parce qu’elle a participé un peu à sa création. C’est elle, en fait, qui en a eu l’idée.
Il s’agit d’un optimisateur d’enfant.
C’est une sorte de petite puce, de la taille d’une clef USB environ, qui se colle sur la tête de l’enfant et, agissant par capillarité, permet de corriger tous les bugs qui peuvent agiter ces petits cerveaux.
Il existe aussi une version bébé, encore plus pratique : le nourrisson est équipé d’un petit écran scotché sur le front qui décode ses pleurs et traduit ses besoins, ce qui évite de faire chauffer 4 fois le biberon pour constater qu’en fait il avait juste envie qu’on change sa couche, par exemple. En cas de maladie, l’écran renseigne aussi sur la conduite à tenir : “c’est juste un virus, tiens le coup” ou “c’est en effet une otite, bien vu, ma grande” ou encore “non ce n’est pas une méningite, ce sont ses dents qui poussent, retourne te coucher”.
C’est à la fois ludique et rassurant.
Mais le MIEUX dans cette version bébé (c’est la version Premium +, hein, ça n’est pas donné-donné, mais à mon avis cet investissement vaut le coup quand même) c’est que, accrochez-vous les filles : l’enfant pond ses propres ordonnances ! TADAM ! Encore mieux que les cacas-papillons, ça, non ? Micheline aimerait presque refaire un bébé juste pour la satisfaction de pouvoir récupérer une ordonnance bien moulée dans la couche de sa progéniture.
Comme Micheline n’a plus de bébé, elle se contentera de la version lambda.
Dès que les enfants sont rentrés de l’école, notre héroïne procède à l’installation de l’optimisateur. Frédégonde trouve que c’est rigolo : ça fait des chatouilles. Dagobert et Gudule se battent pour être le suivant mais de toute manière c’est très rapide, en 10 minutes tout le monde est équipé. Au début, il ne se passe rien de nouveau et le comportement des enfants ne change pas. Dagobert chouine pendant 20 minutes avant de consentir à faire ses devoirs, Frédégonde râle parce qu’elle ne comprend rien et que de toute façon, la maîtresse est nulle et sa vie est nulle, pendant que Gudule farfouille dans son nez à la recherche de saletés à étaler sur le cahier de sa sœur. La routine, en somme.
Et puis, quelque chose change dans l’air, comme un souffle de magie.
Gudule sort enfin une munition de sa narine droite, qu’elle applique consciencieusement sur le cahier de textes de Frédégonde avec un petit gloussement machiavélique. Mais contrairement aux craintes de Micheline, sa fille aînée ne sort pas de ses gonds. Elle se contente de lâcher dans un soupir “Oh non, Gudule, tu es vraiment immature tu sais. Maman, comment puis-je réparer la bêtise de ma sœur ?”. Micheline est soufflée, mais elle n’est pas au bout de ses surprises. Quand elle revient de la cuisine où elle est partie nettoyer le cahier, elle trouve Dagobert en train de copier ses leçons d’un air appliqué, pendant que Gudule, contrite, présente ses excuses à Frédégonde. L’incident est classé et Micheline passe ensuite une soirée mémorable. Les enfants partent au bain, se douchent chacun leur tour sans se hurler dessus, Frédégonde dit “oui Maman” quand on lui fait remarquer qu’il ne faut pas passer trop de temps sous la douche, Dagobert ne rechigne pas à mettre ses chaussons, Gudule ne transforme pas la salle de bain en piscine. Et même, ils remettent chacun leur serviette à sa place sans que Micheline n’ait rien demandé. Résultat : l’opération n’a pris qu’une vingtaine minutes et ils ont le temps de faire un jeu de société avant que la quiche soit cuite.
Curieusement, personne n’essaye d’embrocher son frère ou sa sœur avec un mikado.
Dagobert ne triche pas et Gudule ne pleure pas quand elle perd. Frédégonde range le jeu et propose un 7 familles et le miracle continue, la partie se déroule dans la bonne humeur et tout le monde passe un bon moment. On dirait un téléfilm de Noël. À table, rien ne change : les enfants avalent leur part sans en étaler dans leurs cheveux ni dans ceux du voisin, ils trouvent que “les poireaux c’est vachement bon”, qu’une compote en dessert c’est une bonne idée et ils débarrassent leurs couverts sans rechigner.
Micheline a les larmes aux yeux. Puis vient le moment du coucher. Là encore, on est dans les temps puisque le repas ne s’est pas éternisé. Micheline a donc le temps de lire une histoire aux petits, puis de papoter tranquillement avec la grande qui ne réclame pas de lire une heure de plus. Elle est d’accord avec sa mère pour dire que “vingt minutes, c’est bien”, de toute manière elle est fatiguée.
Il est 20h30 et tout le monde dort, sans que personne ait crié ni râlé ni mordu.
Micheline pleure pour de bon, c’est donc ÇA de vivre Instagram dans la vraie vie ?
Les jours suivants se suivent, se ressemblent et sont pourtant uniques : il ne s’y passe rien d’incroyable, c’est plutôt ce qui n’arrive PAS qui est incroyable. Il n’y a pas de bagarres : ni pour la place dans la voiture, ni pour la place à table, ni pour le stylo fluo, ni pour la place sur le canapé, ni pour être le premier servi, ni pour se doucher en dernier, ni pour emprunter un jeu à l’autre, ni parce que l’un a regardé l’autre de travers, ni pour choisir le jeu de société ou le dessin animé, ni pour fermer la porte de la voiture ou pour ouvrir celle de la maison, nope, zéro dispute.
Il n’y a pas non plus de long hurlement ni de caprice de réclamation, même en passant au rayon bonbon du magasin, même quand il ne reste qu’un morceau de chocolat, même quand l’un estime que l’autre a eu 0,5 cL de jus de pomme en plus, même quand c’est l’heure d’éteindre et de se coucher, même quand on arrête la télé, même quand il n’y a pas de chocolat pour le goûter, même quand les enfants veulent un dessin animé, une nouvelle paire de chaussure, un pull comme la copine ou l’intégralité du catalogue de marchands de jouets.
Chaque situation est désamorcée tranquillement et les enfants comprennent le fait que Micheline ne puisse pas se plier à tous leurs caprices.
Autre révolution : il n’y a pas de bazar !
Pas de jeux éparpillés, pas de pièces de puzzles dans le four (si, ça arrive), pas de feutres qui coulent dans les draps, pas de dentifrice dans les déguisements, pas de chaussettes dans le salon, de manteau par terre, de serviette en boule sous les penderies, de brosse à cheveux dans le panier de fruits. Il n’y a plus (ô Graal !) de linge qui attend son tour dans l’escalier, car chaque enfant remonte le sien en allant se coucher. Et ça, c’est fou comme ça fait du bien.
Il n’y a pas besoin de répéter les choses, d’appeler à table cinq fois, de hurler comme une possédée à l’heure du départ, de vérifier que tout le monde a des chaussures et des chaussettes et une culotte (même pour Gudule), pas besoin de compter jusqu’à trois, de menacer de tortures barbares ou de privations éternelles, pas besoin d’élever la voix, de marchander (allez, trois bonbons si tu finis le velouté de potiron), d’expliquer, de négocier, de trépigner de sangloter.
Non, pas besoin de tout ça, puisque les enfants obéissent.
Et Micheline a enfin la confirmation d’une intuition qui la titillait jusque-là : au fond, qu’importait le mal qu’elle pouvait se donner, ses enfants étant ce qu’ils sont (c’est à dire des êtres humains pas tout à fait finis en pleine croissance et en cours d’apprentissage) il n’était pas possible d’obtenir une ambiance parfaite ni l’obéissance ultime avec claquement de doigt.
Au bout d’une semaine, cependant Micheline commence un peu à déchanter…
Les enfants ne veulent plus faire de jeux avec elle, ils préfèrent travailler, plus de câlins parce que ça décoiffe, plus de pâtes ni de sucreries parce que ce n’est pas équilibré, le matin ils se réveillent avant elle et elle ne peut même pas profiter de leurs bouilles frippées par le sommeil. Finalement ces enfants optimisés manquent de turbulence, de spontanéité, de vie, bref : d’enfance.
Alors Micheline a renvoyé son cadeau à la Mère Noël (avec un petit pincement au cœur quand même, hein on ne va pas se mentir).
Parce qu’avec des enfants robotiques, il n’y avait pas non plus :
De mignonneries, de câlins collants, de cheveux sur la langue, de frimousses pleines de chocolat, de bagarre de guilis, de combat de polochon, de circuit de train géant, de fou rire pour un prout, de réveil nocturne “juste pour voir si t’es aussi belle la nuit maman”, de rappel pour un 45ème dernier câlin, de question absurde (par où les sirènes font-elles leurs besoins ? Vous avez deux heures), de négociations hilarantes “on éteint dans dix minutes les enfants / Oh non, cinq minutes s’il te plaît, maman…”, de déclarations adorables “si je devais changer de parents, je reprendrais vous, en fait, parce que quand même, vous êtes rigolos”, pas de sacrifice héroïque “je laisse ma part à mes sœurs, parce que j’ai envie de vomir, en fait”.
Quand tout est parfait, aseptisé et calme, au fond, ça manque un peu d’amour, tout bêtement.
Et si Micheline chérit le calme, l’ordre et l’obéissance, elle aime quand même encore plus l’amour brouillon, bruyant et incontrôlable de ses enfants !