Micheline n’aime pas la philo.
Pourtant, en menant des études littéraires, elle en a avalé, des cours et des théories. Elle connaît Platon, Sénèque, Pascal, Kant, Spinoza, Lyotard, Heidegger et plein d’autres, et ça lui permet d’avoir l’air intelligente quand elle le dit, mais c’est à peu près tout l’usage qu’elle en fait. Et c’est dommage, tout ce temps perdu et ce savoir inutile, car aujourd’hui l’unique philosophe qu’elle puisse citer de tête est un poisson.
La seule fois où elle a eu une révélation philosophique, c’était en regardant Le monde de Nemo.
Petit rappel : Marin, le poisson-clown, part à la recherche de son fils Nemo, capturé par un plongeur. En route il vit un tas d’aventures et il rencontre Dory poissonne chirurgienne (c’est le nom de l’espèce, oui, Micheline a vérifié) attachante, mais frappée d’amnésie immédiate (mémoire de poisson rouge, donc). Quand Marin et Dory sont avalés par une baleine, le pauvre Marin est découragé et se sent coupable d’avoir failli à son devoir de père alors qu’il s’était juré qu’il n’arriverait jamais rien à son fils. Dory lui répond alors : « Ah oui ? Tu fais de drôles de promesses, dis donc… Si tu fais en sorte qu’il ne lui arrive jamais rien, il risque de ne jamais rien lui arriver. Il va s’ennuyer, le petit Nemo. »
Et là, BAM, épiphanie philosophique dans le cœur de Micheline !
C’est vrai qu’elle n’a pas énormément de mérite d’avoir compris, parce que le concept est assez clair, mais n’empêche. Avant de l’entendre exposer de manière si limpide par Dory, Micheline ne s’était pas rendu compte que cette promesse, « il ne t’arrivera rien », était absurde et contre-productive. Elle l’a pourtant faite à son aînée le jour de sa naissance, il y a une dizaine d’années.
Flash-back : dans la lumière tremblante d’une aurore bretonne, Micheline contemple un tout petit être rouge et fripé qui lui semblait être la plus belle créature au monde ; elle se sent dépassée et trouve que ses cheveux gras et sa serviette hygiénique XXL (toi-même, tu sais) ne sont pas à la hauteur de l’intensité de cet évènement : un être humain est sorti de son ventre ! Elle se redresse sur ses oreillers (et sent péter les points de sa césarienne) et en pleurant d’émotion (et de douleur) elle cherche une phrase solennelle à prononcer. Ces mots sortent alors de sa bouche « Je ne te connais pas encore, ma douce Frédégonde, mais je t’aime déjà, et je te promets que je ferai tout pour qu’il ne t’arrive jamais rien ». Et elle s’endort aussi sec.
La suite de l’aventure a été une longue succession d’angoisses,
parce qu’avec la maternité, Micheline a découvert qu’elle n’était pas du tout une mère cool et désinvolte comme elle le croyait. Nan. Du tout. Micheline, c’est une mère poule qui aurait mangé une mère louve ayant elle-même boulotté une mère tigre (oui, on peut dire tigresse si on préfère). La première fois que Frédégonde s’est cognée, c’est Micheline qui a pleuré le plus fort. À la première gastro, c’est Micheline qui a fini déshydratée, parce qu’à force de veiller et d’angoisser au chevet de son enfant malade, elle a oublié de boire et de manger.
Son rêve, à Micheline, c’est d’enrouler ses enfants dans du papier bulle
puis de les enfermer dans un cocon douillet chaud et rond (pour qu’ils ne se cognent pas) d’où ils sortiraient uniquement à l’âge adulte. Dit comme ça, on pense plutôt à de la maltraitance, mais dans l’esprit de Micheline, c’était vraiment la solution idéale.
Mais. Elle a revu Le monde de Nemo.
Et a eu sa révélation philosophique. Bien sûr, si Marin le papa poisson n’avait pas trop couvé son fils (non les poissons ne couvent pas, mais vous voyez l’idée), s’il lui avait laissé un peu plus d’autonomie, Nemo ne serait pas sorti du récif pour toucher le bateau et n’aurait pas été embarqué jusqu’à Sydney.
Parce que l’autonomie, ça s’apprend, comme la marche. Et si c’est bien de tenir la main de l’enfant lors de ses premiers pas pour lui donner confiance en lui, il faut lâcher cette main un jour. C’est ce que Micheline a expliqué à Jean-Claude ce soir-là, toute heureuse de cette compréhension révolutionnaire qui éclairait la maternité d’un jour nouveau. Jean-Claude s’est bien gardé de lui dire qu’il avait déjà compris tout ça, lui, et qu’il avait essayé à plusieurs reprises de le lui expliquer. Il s’est contenté d’opiner gravement d’un air fasciné et Micheline, ravie, s’est dit qu’elle allait reprendre les études et devenir philosophe.
Comme Dory n’était pas au programme, Micheline a renoncé et s’est contentée d’essayer de vivre sa maternité plus sereinement.
Elle a accepté de laisser ses enfants monter dans des arbres, entre autres.
Elle ne peut pas s’empêcher de frémir d’angoisse en les regardant faire, mais elle arrive maintenant à s’empêcher de hurler : « Descends, c’est dangereux, tu vas glisser, tomber, ripper et t’empaler sur une branche et tu vas mourir dans d’atroces souffrances, toute décoiffée ». Elle ne peut pas empêcher les insomnies qui la frappent quand elle apprend que sa fille est seule à la récré, mais elle peut aider Frédégonde à le vivre mieux, l’accompagner dans ce moment difficile et constater qu’au bout d’une semaine elle a à nouveau des amis (même si le mérite revient surtout à Jean-Claude qui a réussi à dissuader sa femme d’aller tondre toutes les filles de l’école qui refusaient de jouer avec la sienne).
Ce n’est pas facile tous les jours. Micheline a souvent des rechutes.
Mais elle a compris maintenant que si elle fait en sorte qu’il n’arrive rien à ses enfants, en supprimant le mal, elle supprime aussi le bien. On ne peut pas refuser à nos enfants les petites joies et grandes victoires de la vie parce qu’on a peur qu’ils rencontrent des difficultés. Ils connaîtront un jour ou l’autre une chute, des bosses, un cœur brisé (et rien que l’écrire, Micheline a une petite boule d’angoisse et de rage qui frétille dans les entrailles). Les parents ne peuvent pas tout contrôler, hélas pour eux, et tant mieux pour leurs enfants.
C’est ça, que voulait dire Dory.
Il est possible que d’autres grands philosophes l’aient dit avant elle, avec des mots plus savants et même intelligents. Cela reste entre nous, d’ailleurs tous les profs de philo de Micheline seraient catastrophés s’ils le savaient, mais c’est Dory, sa philosophe préférée.
