Micheline n’aime plus Jean-Claude.
Voilà, c’est dit. Enfin c’est ce qu’elle se dit, ce soir en faisant la vaisselle rageusement, avec le plus d’éclaboussures possible, marmonnant des imprécations violentes et ressassant la dernière dispute, qui date d’il y a 10 minutes. La soirée avait pourtant bien commencé : Micheline avait préparé des coquilles Saint-Jacques sur un lit de fondue de poireau, avec des tagliatelles quand même, parce que les pâtes, c’est la vie, et puis les choses ont dérapé.
Jean-Claude lui a reproché de ne pas avoir fait suffisamment réviser Frédégonde pour une évaluation d’histoire, insinuant donc que la mauvaise note de leur fille lui était imputable.
Rien de dramatique pensez-vous, oui mais voilà :
Micheline a eu une journée chargée, les enfants se sont comportés comme des enfants normaux, c’est-à-dire bruyants et peu coopérants, et puis janvier a été crevant, et puis Micheline ne voit pas pourquoi elle devrait se justifier d’être de mauvaise humeur, NON, elle n’a pas ses règles. Les critiques volent au-dessus de la jolie table, les chandelles se recroquevillent sous le feu des accusations jusqu’au point de rupture : Jean-Claude demande à sa femme d’arrêter de faire la « dindonne » et celle-ci éclate d’un rire mauvais, mesquin et légèrement hystérique. « Mon pauvre Claudio, la femelle du dindon c’est la dinde, mais comment ai-je pu épouser un analphaBÊTE pareil ».
Ça ne lui a pas plu, à Jean-Claude. Il est parti en claquant la porte.
« Bon débarras », pense Micheline qui commence donc à ranger la cuisine en poursuivant toute seule la dispute, alignant les reproches qu’elle aurait dû faire à cet abruti (oui, elle en est là dans son énervement) qui se permet de critiquer tout ce qu’elle fait alors qu’il n’est même pas capable de ranger le lave-vaisselle correctement ! C’est pourtant pas compliqué, flûtain, de mettre les fourchettes avec les fourchettes et les assiettes du côté gauche.
Soudain, alors qu’elle se prend un jet d’eau mousseuse dans les yeux, une vérité s’impose à elle :
elle n’aime plus Jean-Claude.
Elle ne veut plus finir sa vie avec lui, elle ne se voit pas vieillir avec un homme qui ne respecte pas sa vision des choses (ni du lave-vaisselle), qui refuse de comprendre que le linge se trie avant d’être balancé dans la machine et, PIRE, qui ne rebouche pas le tube de dentifrice. Ça y est, la coupe est pleine.
Micheline prend une décision : c’est terminé.
Mais le mot divorce ça fait un peu peur, songe-t-elle en passant le balai. Et puis ça demande de l’organisation et là, Micheline est fatiguée, elle n’a pas envie de réfléchir à un nouveau rythme avec des semaines séparées…
Non, la meilleure solution serait que Jean-Claude disparaisse, tiens !
Bon, oui, ça serait un peu triste, mais plus simple à gérer. Elle pourrait garder la maison, déjà. Elle saurait se montrer digne face à cette épreuve et tout le monde serait ébloui devant sa force et son courage. Cette idée lui donne des ailes pendant qu’elle s’attaque à la serpillière. « Oui, je serais une superbe veuve… ».
Il faudrait porter du noir, bien sûr, mais ça lui va bien au teint, justement.
Et puis elle a vu une robe magnifique chez Vash qui serait du plus bel effet pour l’enterrement. Oui, Micheline a de l’imagination, oui, elle est aussi un peu folle. Elle continue de dérouler le film de son petit mélodrame, en nettoyant le dessus des placards et l’intérieur des tiroirs : elle imagine un éloge funéraire vibrant d’émotion pour son défunt mari « feu mon époux était un homme merveilleux, et même Fabuleux », il faudrait arriver à mettre 2 ou 3 anecdotes rigolotes quand même, pour ne pas plomber l’ambiance… Quoique c’est peut-être de mauvais goût ?
Elle fait la liste de tous les gens qui viendraient, organise mentalement un petit pot après la cérémonie, dans son délire elle va jusqu’à choisir les lectures et la musique (la sarabande de Haendel, si vous voulez tout savoir).
Puis elle attaque le nettoyage des vitres
(Micheline fait le ménage quand elle est énervée, ça la détend, même si faire les vitres de nuit et sous la pluie, c’est un concept) et, par souci d’honnêteté intellectuelle, imagine la vie quotidienne sans Jean-Claude… Les réveils, seule dans son grand lit, les pieds glacés. Les pleurs des enfants, les poubelles à sortir seule, le lave-vaisselle bien rangé, les films qu’elle peut enfin regarder en français, les valises à faire toute seule, les devoirs de maths auxquels elle ne comprend rien, le brunch du samedi sans croissants s’il ne va pas les chercher, les vacances dans la belle-famille sans lui… et peu à peu, une drôle de tristesse l’envahit. Quelle idée stupide !
Comment ferait-elle sans Jean-Claude ?
Qui la ferait rire ? Qui saurait trouver des mots pour apaiser ses angoisses, rire de sa folie, encourager ses délires créatifs ? Comment se passer de sa douceur, de son infinie patience, de son talent pour la pâtisserie et la mécanique, de son immense culture, de sa fossette quand il sourit, de ses dents du bonheur et de ses pectoraux de dieu grec ? Et voilà notre Micheline secouée par les sanglots devant cette évidence :
elle ne veut pas vivre sans Jean-Claude.
Elle pourrait, puisqu’elle a même une robe pour l’enterrement, mais non, elle ne veut pas. Et pourtant, Jean-Claude, c’est pas non plus Jamie Fraser ou Brad Pitt. La première fois qu’elle l’a vu, quand sa copine lui a demandé ce qu’elle en pensait, elle a répondu : « Nan mais allô, ça va pas ! T’as vu comment il est velu ? On dirait une loutre ».
Presque 15 ans et 3 enfants plus tard, il est toujours aussi velu et elle lui a découvert beaucoup d’autres défauts, mais aussi mille qualités qui font sa joie au quotidien. Des grandes comme l’honnêteté et la fidélité, et des petites comme ses talents en informatique ou sa capacité à changer les draps d’un lit en moins de 5 minutes sans être avalé par la housse de couette.
Et Micheline repense à tout ça, toutes leurs petites et grandes joies,
l’odeur de ses cheveux mouillés, sa barbe qui chatouille quand il lui fait des baisers dans le cou, son rire quand il joue avec les enfants… L’idée de ne plus jamais le voir lui brouille la vue et lui broie le cœur, alors elle sanglote, oubliant dans son immense chagrin qu’il n’est pas mort, Jean-Claude. Il est même bien vivant, là devant elle, un énorme bouquet de mimosa à la main, trempé de la tête aux pieds, un sourire contrit dévoilant ses dents du bonheur. Micheline se jette à son cou,
drôlement soulagée et vaguement embarrassée d’avoir si vite enterré l’amour de sa vie.
Il lui offre son bouquet (cueilli chez la voisine) « du mimosa pour mettre du soleil dans le salon, comme tu mets du soleil dans ma vie, joyeuse Saint-Valentin, mon Amour ». Franchement, elle est sûre que Brad Pitt ne dirait jamais ça.
Après une séance de réconciliation sous la douche et sous la couette, Micheline se love contre le torse musclé (quoique velu) de son Jean-Claude et s’apprête à s’endormir quand elle se rappelle qu’il l’a traitée de dindonne et ne s’est même pas excusé ! Mais comme elle a les pieds gelés, elle reste au chaud contre sa bouillotte humaine. Il fait trop froid pour être rancunière.
