Cette année Micheline Muche a été choisie par la Mère Noël pour tester en avant première ses inventions destinées aux mamans. Mais le cadeau qui plairait vraiment à Micheline n’est pas pour elle.
Ce qu’elle voudrait, c’est une bulle magique pour ses enfants.
Elle pourrait les mettre dedans et ils vivraient heureux, hors d’atteinte de la furie du monde. Depuis qu’elle est devenue mère, Micheline a changé de regard sur ce qui l’entoure. Pour elle, maintenant, la vie est une jungle où des prédateurs guettent ses enfants à chaque coin de rue, une jungle où les mauvaises nouvelles et les sujets d’angoisse pleuvent sans cesse. Elle a grandi dans un monde où des avions s’écrasent sur des tours, elle a été enceinte dans un monde où une salle de concert se transforme en cimetière, elle sait la folie des hommes.
Depuis leur naissance, Micheline essaye de préserver ses enfants de cette folie.
Elle leur a fabriqué (de façon artisanale) cette bulle magique dont elle rêve, les éloignant de ces réalités effrayantes pour ne leur montrer que la beauté de la vie, la grandeur de l’humanité dans ses plus belles valeurs. Ce n’est pas le monde des bisounours, mais presque. Micheline et Jean-Claude se disent vaguement qu’un jour il faudra les laisser sortir de cette bulle, leur apprendre la réalité des choses, leur expliquer que les dragons n’existent pas vraiment, et les fées non plus, ni les ogres. Que Papa ne va pas cueillir de l’argent dans un arbre au travail, que Maman n’a pas dressé les mésanges pour étendre le linge, que le chocolat de Pâques ne tombe pas des cloches, que ce n’est pas possible que le Père Noël entre dans le salon par une cheminée en carton, qu’on ne se marie pas simplement en se faisant un bisou sur la bouche, qu’on peut serrer la main de son mari très fort, ça ne donnera pas un bébé dans le ventre, que la maîtresse n’a pas vraiment une paire d’yeux dissimulée dans ses cheveux, que les éoliennes ne fabriquent pas le vent, les arbres non plus, que l’eau de mer n’est pas produite par les poissons, que si papa est parfois tout nu la nuit, ce n’est pas parce qu’il est allergique aux pyjamas, que madame Denise la vieille voisine n’est pas partie en voyage très loin mais qu’elle repose dans le cimetière d’à côté, que la petite fille aux allumettes n’est pas la dernière enfant morte de faim et de froid, etc. Mais jusque-là Micheline ne voyait pas l’urgence et la toute petite école de village où sont scolarisés les enfants lui permettait de continuer à faire l’autruche tranquillement.
Et puis un jour, ce qui devait arriver arriva :
la bulle éclate, et Micheline se prend des éclats dans la tronche au passage, évidemment.
Le temps de récupérer son drive (soit 1 minute et 45 secondes, chrono en main), elle sort de la voiture pour ouvrir son coffre. Gudule aussi prompte à faire des bêtises que lente à obéir, se détache, bondit de son siège auto pour se jeter à la place du conducteur dans le but de toucher un maximum de boutons possibles. En un temps record elle réussit à dé-synchroniser les essuie-glaces, dérégler les rétroviseurs, reculer le siège au maximum, coincer 4 tic-tac dans la ventilation et allumer la radio. Micheline n’y prête pas attention tout de suite, parce qu’elle est occupée à remettre en ordre l’habitacle, mais tout d’un coup, Frédégonde demande, d’une drôle de petite voix « Maman. Ça veut dire quoi “violer” ? » . Une main glacée vient serrer le cœur de Micheline d’une poigne de fer. Comme sa mère ne répond pas, Frédégonde précise : « Dans la radio ils ont dit qu’une adolescente a été violée et torturée et tuée, ça veut dire quoi ? C’est possible ça, Maman ? Ça existe les gens méchants comme ça ? »
Micheline regarde sa fille, elle lit dans ses yeux la peur, l’incompréhension et l’attente d’une réponse rassurante. Mais t’es marrante toi, comment tu trouves une réponse rassurante à ça ? Micheline sent monter en elle le hurlement des louves, ce bruit qui enfle en elle le soir quand la ville dort et qu’elle sait que tous les enfants ne sont pas couchés dans des lits chauds d’amour comme les siens, le cri de rage de toutes les mères du monde devant l’absurde violence des Hommes, et la douleur, l’angoisse et la révolte lui vrillent les tympans. Monde pourri, infiniment cruel où de telles atrocités sont possibles,
où même les bulles magiques sont insuffisantes pour protéger l’innocence des enfants.
En ravalant sa colère et ses larmes, elle choisit ses mots avec soin, pour tenter d’expliquer l’indicible. Elle ne peut pas lui mentir, changer de sujet, remettre à plus tard. Ce soir-là, sous la pluie brumeuse de janvier, dans la voiture pleine de buée et des cris de joie de Gudule qui déchire un paquet de chocolats de Noël, le monde change de couleurs pour Frédégonde et pour Dagobert qui ne perd pas une miette des questions de sa sœur. Finalement rien n’a changé depuis les contes de Perrault : les ogres existent, et la vie est une tartine de merde. Mais c’est peut-être un peu violent comme vérité à balancer à des enfants de 10 et 7 ans.
Micheline essaye donc de lever le voile en douceur, sans déguiser la réalité,
mais sans non plus plonger dans le glauque. Elle tente de préserver l’équilibre entre ses angoisses d’adulte et ce que de si jeunes oreilles peuvent entendre. Elle essaye de parler de cette petite fille de la radio sans pleurer mais elle n’y arrive pas, et Frédégonde et Dagobert pleurent avec elle pendant que Gudule, qui vient de trouver des bonbons dans un sac, hurle son bonheur. Elle insiste sur la beauté, la douceur le gentillesse et l’amour qui gagnent toujours contre la tristesse la violence et la méchanceté, et puis elle termine en disant que ce monde n’est pas parfait et qu’elle est désolée parce qu’elle voudrait le meilleur des mondes pour ses enfants, un cocon doux tendre et coloré pour tous les enfants du monde.
Et Frédégonde demande : « Qu’est-ce qu’on peut faire Maman, pour que ça change ? ». Et le cœur de sa mère fond. « Ne change pas ma petite Douce, continue d’aimer la vie, de sourire et de croire que les choses peuvent changer, un sourire à la fois, une main tendue à la fois, une Fabuleuse à la fois. »
Micheline ne sait pas ce qu’il faut dire à ses enfants de la réalité du monde.
Elle ne sait pas si c’est mieux de dire sexe ou zizi, s’il faut prévenir sa progéniture que des enfants meurent de faim ou sous les bombes pas si loin que ça ou s’il faut les laisser croire que les steaks poussent sur les arbres à steaks. Parce que c’est intime et que chacun fait de son mieux, compose avec son histoire (et ses névroses) et la maturité de son enfant. Ce que Micheline sait, c’est que même les bulles magiques éclatent, et que le choc peut être violent. Que le mieux, c’est sans doute d’opter pour un parapluie, ou une passoire, pour filtrer ce qu’on veut dire, sans tout cacher de la face sombre de la vie.
Rien n’a changé depuis Perrault, les ogres existent toujours, et parfois la vie est une tartine de merde. Mais avec des pépites de chocolat, quand même.
Si toi aussi, tu as besoin d’une passoire pour faire le tri dans le brouhaha de tes pensées, je ne peux que te conseiller de t’inscrire au défi gratuit et tout simple qu’Hélène Bonhomme propose aux Fabuleuses qui ont le sentiment de se noyer. Ça commence le 16 janvier, ça s’appelle “La Minute de silence” et il faut s’inscrire ici.