En parlant avec une maman au parc, j’ai été surprise du nombre de choses qu’elle s’imposait pour son enfant. Surprise, admirative, mais je dois dire aussi un peu perplexe. Elle allaitait toujours sa fille de 2 ans et demi, mais en avait perdu le sommeil. Elle la gardait toute la journée, tout en regrettant amèrement sa vie d’avant. Adepte du cododo, elle dormait avec elle — son mari avait déménagé dans le canapé —, et regrettait d’avoir perdu l’intimité de couple avec son homme. Pour cet enfant, elle avait tout plaqué de sa vie d’avant, elle avait changé de pays, de langue, d’amis, de job.
Bel exemple de sacrifice…
qui m’a fait repenser à la jeune mère que j’étais, six ans auparavant. Je voulais le meilleur pour mes petits, mais j’en étais parfois perdue. Où était la limite ? Quand fallait-il arrêter d’allaiter ? Quand fallait-il oser le laisser pleurer ? À partir de quand fallait-il imposer le bavoir ou les brocolis ?
La parentalité dans notre société est devenue si exigeante qu’on peut avoir l’impression que, pour ne pas faillir à notre tâche, il faut tout donner tout le temps à nos enfants
Sans limite. À l’heure où l’enfant est le résultat d’un choix, on peut avoir l’impression que les parents doivent consacrer leur vie au bien-être de leur progéniture, dans un oubli total d’eux-mêmes. L’idéal est beau… mais en réalité destructeur. Elisabeth Badinter dans son ouvrage Le Conflit : la femme et la mère explique que la révolution de la compréhension de ce qu’est un enfant, dans les années 1990, a augmenté considérablement les taches maternelles et l’anxiété maternelle. Comme si rien ne devait être épargné pour le bien de l’enfant. « Mères, vous leur devez tout ! », résume-t-elle.
Cet idéal est impossible.
Nous ne pouvons pas toujours tout donner à notre enfant. Nous ne pouvons pas tout le temps nous plier à son bon vouloir. Ce n’est bon ni pour lui ni pour nous. Car l’enfant devient tyran, et l’adulte sera broyé par le renoncement permanent à ses propres besoins. Je me rappelle la réponse d’une amie, brillante journaliste américaine, lorsque je lui ai demandé comment elle vivait le fait d’être mère. Sa réponse fut laconique : « Trapped ». Prise au piège.
À trop charger la barque, on la fait couler, et ceux qui sont dedans avec.
À trop exiger de soi le sacrifice permanent pour ses enfants, on risque de se perdre dans la maternité.
Mais où mettre la limite ? La limite, étymologiquement, c’est la frontière, la ligne à ne pas traverser, qui délimite là où il ne faut pas aller, sous peine d’être en danger. Poser des limites requiert donc de savoir identifier ce qui nous est nécessaire pour ne pas nous effondrer, tant dans notre vie de mère que de femme. Cela suppose de connaître ses besoins fondamentaux, et une fois ceux-ci identifiés, de ne pas attendre d’avoir franchi la « ligne rouge » pour dire stop.
La limite ne désigne pas uniquement la ligne à ne pas franchir. Elle est aussi ce qui délimite. En traçant un cercle, j’en dessine la limite et en même temps je lui donne forme. Sans ce tracé, ce cercle n’existerait pas. Pour les philosophes grecs, la limite permet aux choses d’être. Ce qui est illimité est informe, démesuré. L’absence de limite, c’est la marque de l’hubris, l’orgueil démesuré et aveugle. La limite au contraire est pour eux synonyme de perfection.
La limite est donc ce qui trace une ligne au-delà de laquelle je ne dois pas aller, mais elle est aussi ce qui donne forme à ma vie. C’est parce que mes ressources sont limitées que je dois bien les utiliser. C’est parce que mon temps est limité que je dois bien l’employer.
Accepter d’avoir des limites n’est donc pas une marque de faiblesse, signe qu’on serait une maman ratée, qui n’arrive pas à faire autant et aussi bien que les autres. Loin d’être ce qui nous contraint, nos limites sont nécessaires pour que notre existence ne se disperse pas, et pour que nous ne devenions pas nous-mêmes informes…
Mais comment tracer cette limite ?
En réalité, la limite ne se trouve pas sur internet, chez des spécialistes, chez d’autres super parents. Non. La limite ne vient pas de l’extérieur. Il y a autant de théorie sur la manière de faire dormir son enfant que de spécialistes du sujet… La limite, c’est à toi, et à toi seule, de la poser. Elle suppose que tu te connaisses, elle se trace en fonction de tes besoins.
À quel moment faut-il dire « non, maman n’est pas disponible » ? Ou laisser son enfant pleurer quelques instants ? Jusqu’à quand faut-il allaiter, si c’est le choix que tu as fait ? Jusqu’à quand ton enfant peut-il dormir dans ta chambre ? Dois-tu le laisser au périscolaire ? Quand faut-il arrêter de dire oui à toutes leurs demandes ?
Eh bien quand tu n’en peux plus.
Si la limite est en toi, tu redeviens maîtresse de tes choix. Et tant mieux si la voisine fait autrement. Nous ne sommes plus à l’école, où il y a des bonnes ou des mauvaises réponses, et un professeur qui surveille, corrige et met des notes. Nous devons oser poser nos limites. C’est la condition pour que la maternité ne rime pas avec destruction de soi. Et cela ne fait pas de nous de mauvaises mères.
Et toi chère Fabuleuses, parviens-tu à identifier tes propres limites, dans ton rôle de mère et de femme ? Arrives-tu à les respecter, sans mauvaise conscience ni comparaison avec la voisine ?
En traçant notre propre limite, et en la respectant, nous ne laissons pas la maternité nous écraser. Elle peut redevenir un lieu d’épanouissement, si l’on apprend à répondre à nos propres besoins, et pas seulement à ceux de nos enfants.