Les vacances basculent dans le cauchemar. Alors que Céline et Sébastien vivent les moments les plus éprouvants de leur vie, la situation s’aggrave encore.
Les liens du sang, épisode 9 : Terre brûlée
Il est deux heures du matin, comme la veille, et Céline n’a pas sommeil. N’aura pas sommeil tant qu’on n’a pas retrouvé sa fille. Serrée contre son mari, elle se tient, raide et pâle, vidée de toutes ses larmes. Le lieutenant chef de la gendarmerie qui a dirigé les recherches jusqu’à cette heure lui tend un gobelet de mauvais café.
– Tenez, madame. C’est du déca. On va continuer les recherches demain matin, la brigade de Libourne nous rejoint et le procureur nous envoie une équipe de la Section de recherches. Vous devriez dormir un peu.
– Dormir ?
Elle a un rire sans joie. Elle a tellement brûlé d’adrénaline qu’elle est transie de froid malgré la chaleur de Sébastien qui la serre contre lui. Sous les platanes où ils ont établi le point de départ de la battue, le poste de transmission crachotte au rythme des émissions radio. Les piscines dans un rayon de huit kilomètres ont été soigneusement examinées. La Dordogne passe à une vingtaine de kilomètres, c’est trop loin pour être une piste réaliste.
Les yeux secs, Céline observe entre ses cils la silhouette tassée de Marion.
Marion, qui a tenu le bras de Sébastien tout le temps qu’ont duré les recherches sur la propriété. Marion, à qui ni elle ni Sébastien n’a encore pris le temps de demander la véritable raison de l’absence de Jean. Marion, qui semble si frêle au pied du platane, alors que Céline l’a vue lacérer des lambeaux de tissus avec une force inouïe la veille. C’était il y a des années-lumière. Penser à tout ça distrait Céline de son angoisse, pendant quelques secondes, et ce sont quelques secondes pendant lesquelles elle a réussi à respirer normalement.
Assis le dos contre la camionnette sérigraphiée, Gaspard tombe de sommeil. Il a arpenté pendant des heures le clos. Il a accompagné les gendarmes dans les préfabriqués où sont logés les saisonniers, il a cherché partout. Il faut qu’il dorme, cet enfant.
D’un geste, Céline désigne Gaspard à Sébastien, et, comme à l’époque où il marchait à peine, Sébastien l’emporte dans ses grands bras. Alors qu’elle a parfaitement l’intention de redescendre continuer les recherches même sans les gendarmes, Céline grimpe à leur suite dans l’escalier et s’écroule sur le lit, juste le temps que Gaspard s’endorme entre eux, juste le temps de…
C’est le bruit qui la réveille. Le souffle du néant qui dévore tout.
Au plafond, une lumière orangée s’agite dans les interstices des persiennes, et une odeur âcre la saisit à la gorge. Sébastien ronfle tout habillé près d’elle. Comme un ressort, elle se relève sur les coudes et se précipite à la fenêtre. Le toit de panneaux photovoltaïque est en flammes. Tout le chai n’est qu’un brasier au-dessus duquel de lourds nuages noirs s’enroulent sur eux-même et se gonflent d’un air brûlant. Le hurlement qui s’échappe de Céline réveille Sébastien en sursaut. D’un bond il est près d’elle. Un râle de bête blessée monte de son ventre devant les bâtiments dévastés. En une seconde, il a quitté la chambre et dévale les escaliers.
Seule dans la pièce, Céline met une dizaine de secondes avant de réaliser que…
– Gaspard ? GASPARD ?
Le grondement de l’incendie étouffe sa voix. Dans l’affolement, elle quitte la chambre sans fermer la fenêtre, revient sur ses pas et se jette à plat ventre pour regarder sous son lit. Son fils. Son enfant. Où ? OÙ ?
Dans le couloir, elle ouvre les portes à la volée, rugit le prénom de son fils à s’en massacrer les cordes vocales. La chambre des enfants est déserte. Celle de Marion aussi.
Marion. C’est elle. C’est elle qui est la cause de cet anéantissement.
Les larmes brouillent la vue de Céline qui se cogne aux angles des meubles, heurte de plein fouet le chambranle des portes, elle s’en fiche, elle ne sent rien, seulement la bête sauvage qui lui arrache les tripes. À l’extérieur règne un chaleur brûlante qui avale tout. Le sol de la cour est couvert d’un liquide sirupeux que le sol dur peine à boire et l’espace d’une seconde, Céline croit voir du sang. Sans force, elle tombe à genoux et se rend compte que la boue qu’elle ramasse à pleines mains sent l’alcool. En partant, Marion a ouvert les cuves et le chai se vide de son vin comme un être se vide de son sang.
Sans hésiter, elle plonge dans le brasier à la recherche de Sébastien qu’elle est certaine de trouver au cœur du bâtiment. La porte du chai refoule des rouleaux d’air incandescent et elle se protège le visage du bras. Il est là, debout les bras le long du corps, à regarder les barriques des millésimes précédents rougir sous le souffle ardent de l’incendie, hagard et démuni. Elle n’a pas de mal à le tirer hors du chai, il semble vidé de sa volonté propre.
Une fois dehors, alors qu’elle sent que sa peau se couvre de cloques, elle articule comme elle expirerait :
– Gaspard aussi. Gaspard a disparu.
L’annonce électrise aussitôt Sébastien qui sort de son hébétude. Il se tâte la poche arrière pour y trouver son téléphone et rappeler le lieutenant qui les a quittés un peu plus tôt, mais rien. Sa poche est vide. Sans lui jeter un regard, il s’élance vers la voiture.
– On y va. Monte !
La clé est bien sur le tableau de bord, mais lorsque la voiture démarre, le premier coup de volant n’a qu’un effet mineur : les quatre pneus sont à plat. Dans un sanglot qu’elle retient depuis son réveil, Céline accroche le bras de son mari :
– C’est ta sœur, c’est Marion. Je sais que c’est elle, Sébastien, tu sais forcément où elle a pu les emmener !