Profondément perturbée par la scène qu’elle a surprise, Céline tente de partager son inquiétude avec Sébastien. La situation semble glisser hors de contrôle.
Les liens du sang, épisode 8 : Trop calme
Les jambes en coton, Céline ne parvient pas à s’expliquer comment elle réussit à faire le chemin à rebours, comment elle a la force de gravir les marches, tourner la poignée et de se traîner jusqu’au lit où Sébastien dort paisiblement. Elle lui secoue l’épaule, encore et encore avant qu’il ne s’éveille dans un long grognement.
– Réveille-toi, Seb, vraiment !, chuchote Céline.
– Sss’qu’y a ?
– C’est ta sœur ! Je crois qu’elle… Enfin, elle brûle des vêtements d’homme derrière la grille. Elle a l’air possédée !
Le regard oblique que lui lance Sébastien arrête Céline dans son élan.
Oui, elle a vu sa belle-sœur déchirer du tissu et le jeter au feu. Oui, elle a pensé qu’elle surprenait là un rituel de sorcellerie. Mais non, il n’y a ni mort d’homme ni urgence vitale qui justifie qu’elle se trouve accroupie, en panique, à tirer du sommeil son homme épuisé.
– Ma sœur est possédée ?
– Oui, elle… enfin elle fait du feu en pleine nuit, elle déchire des choses, et elle pleure…
– Et toi, tu fais quoi ?
– Moi, je la suis en pleine nuit, je l’espionne derrière un platane, j’ai peur…
– OK. Et moi je me rendors parce qu’il n’y en a pas une pour rattraper l’autre.
D’un coup d’épaule, Sébastien lui tourne le dos et grommelle :
– Viens te coucher. On parlera de ça demain.
Partagée entre la puissance des émotions qui l’ont agitée et la douche froide que Sébastien vient de lui administrer, Céline hésite avant de se rallonger, le corps aussi raide qu’une barre à mine.
Sans qu’elle sache comment, le matin surgit et la trouve éveillée, seule dans le lit défait.
La chambre des enfants est vide, elle aussi. Toutes les portes de l’étage sont ouvertes, elle est la dernière à se lever. Les images de la veille lui semblent parfaitement surréalistes maintenant que le jour inonde la cuisine. Le café qui l’attend est encore chaud, et elle se le verse en songeant que les enfants sont particulièrement calmes.
À l’extérieur, elle retrouve les bruits familiers de la veille et de l’avant-veille : les interjections des saisonniers qui gèrent le débourbage des premières cuves, le son du jet d’eau qui douche les sols de béton, le ronronnement du tracteur à l’approche. Gaspard est étendu sur un transat, près de la piscine, plongé dans son Narnia. Sa tasse de café nichée au creux de ses paumes, Céline s’approche et s’assied près de son fils qui mâchouille un « bonjour » distrait.
– Ta sœur est où ?
– Sais pas.
– Elle a pris son petit déjeuner ?
Gaspard hausse les épaules et ne lève pas le nez de son livre. Fragilisée par la nuit entrecoupée qu’elle a passée, Céline sent que sa résistance nerveuse flanche. D’un geste brusque qu’elle regrette aussitôt,
elle arrache le livre des mains de son fils qui la regarde, déconcerté.
– Mais qu’est ce qu’il y a ? Pourquoi tu m’agresses comme ça ?
« Tu m’agresses », la nouvelle expression favorite de son pré-ado.
– Je n’agresse personne, je te demande de me répondre clairement : tu as vu Louise ? Quand ?
– Je… J’en sais rien, moi, je ne la surveille pas ! Elle était déjà réveillée quand je me suis levé, j’ai déjeuné tout seul… Non, non, je ne l’ai pas encore vue.
– Mais enfin, il est…
Sa montre a tourné sur le côté, elle la redresse d’un geste saccadé :
– Il est dix heures ! Où est ce qu’elle peut être ?
Le tintement d’un ultrason commence à lui vriller le cerveau. C’est le son de l’alarme qui résonne de plus en plus fort dans son cerveau.
– Lève-toi, on va la chercher.
– Maintenant, là ?
– Oui, maintenant ! Tu fais l’étage, je fais le rez-de-chaussée et on se retrouve dans la cour. MAINTENANT !
Aiguillonné par le sentiment d’urgence qu’il perçoit chez sa mère, Gaspard se redresse et avance à grands pas vers la maison.
Les appels augmentent en intensité au fil des pièces que l’un et l’autre trouvent parfaitement vides.
« Louise, Louise ? Lou-ise ? LOU-ISE !!! »
Le cœur en vrac et le chignon en bataille, Céline attend dans la cour que son fils redescende. Quelque chose palpite en elle, de plus fort que l’inquiétude. C’est une certitude. Elle ne trouvera pas Louise dans le verger, pas dans les allées du chai qui sentent la levure, pas sur le quai de réception couvert de la pulpe gluante des raisins écrasés sous les roues du tracteur.
Alors qu’au loin, dans les vignes, elle aperçoit Sébastien qui distribue à une nouvelle équipe de saisonniers des seaux et des sécateurs, elle s’époumone, Gaspard serré contre sa cuisse maintenant qu’il a compris le sérieux de la situation :
– Sébastien ! Louise a disparu !
D’abord agacé d’être interrompu, Sébastien lui lance un regard excédé. Puis il déchiffre l’attitude de sa femme et de son fils, leur visage froissé par l’inquiétude, leur voix cassée d’avoir trop appelé. Et il laisse sur place les seaux, l’équipe et les sécateurs.