Arrivée au Clos d’Arban. La sœur de Sébastien, Marion, les accueille à bras ouverts. Céline trouve dans l’une des chambres un étrange amas de tissu.
Les liens du sang, épisode 2 : En lambeaux
– Comment ça, foutu ? La voiture est HS ?
Comme électrisée par la douche froide qu’elle vient de recevoir, Céline se dresse d’un bond. Ses yeux clignent tout seuls, signe qu’elle vient d’encaisser une décharge de stress monumentale. Elle se met à triturer nerveusement le piercing qui orne le haut son oreille gauche, vestige de ses années d’hypokhâgne.
– Non.
Sébastien baisse les yeux et murmure :
– C’est Marion. Jean a été appelé auprès de son père qui vient d’être admis en soins palliatifs. Et les blancs sont mûrs. Marion a besoin de moi à la propriété pour vendanger.
En un quart de seconde, Céline change trois fois de couleur.
Blanche sous le choc, verte de rage de voir que son mari, une fois de plus, n’a pas su dire non, et rouge d’émotions qu’elle contient à grand peine à l’intérieur. Une marmite de larmes avec un gros couvercle par-dessus.
– Mais… Elle ne peut pas demander à des intérims ? Jean ne va pas rester quinze jours absent, si ?
Le regard douloureux de Sébastien lui fait ravaler sa dernière phrase, elle a vraiment un cœur de pierre, si Jean est parti rejoindre Michel, son père, il ne reviendra que lorsqu’il sera…
– Pardon, murmure Céline, la gorge affreusement nouée. Je ne savais pas qu’il allait mal, le beau-père de ta sœur. Mais…
Elle se retient de dire « mais et nos vacances ? »…
…parce qu’elle lit dans les yeux de Sébastien qu’il est aussi dévasté qu’elle, mais qu’il ne peut pas, il ne sait pas s’opposer, surtout quand c’est la propriété familiale qui est en cause. Elle voudrait hurler mais elle est forte, elle garde sur son visage ce masque immobile qui fait d’elle le roc de son foyer. Elle prend sur elle, se tire les cheveux en arrière et les entortille en un chignon haut qui tient tout seul. Après une profonde inspiration, elle lâche :
– OK. On profitera de la piscine. En route.
Maintenant que la décision est prise, elle n’y reviendra pas. Les enfants geignent à peine, Bretagne ou Bordelais, c’est quitter Toulouse qui les fait vibrer. Ils n’ont aucun souvenir du Clos d’Arban : Sébastien n’a jamais eu la force de les y emmener après sa décision de ne pas codiriger le domaine avec Marion. La seule décision tranchante qu’il ait jamais prise.
Le mur d’enceinte de la propriété a pris un coup de vieux depuis la dernière fois qu’ils sont venus.
Le lierre a dessellé les pierres et les racines des bouquets de noisetiers que Marion a laissé proliférer créent de multiples fissures. Au moment de franchir la grille, les mains de Sébastien sont tellement crispées sur le volant qu’elle sait qu’il se plante les ongles dans les paumes des mains. Elle lui glisse une main dans le cou, il lui sourit brièvement avant de fixer de nouveau son attention sur les rangs de vigne qui ploient sous les grappes de raisin. Sauvignon à gauche, Sémillon à droite, quelques rangs de muscadelle derrière les chais dont Céline aperçoit la toiture couverte de panneaux photovoltaïques au bout de l’allée.
– La vache, ça n’a pas beaucoup changé, murmure Sébastien, et Céline ne parvient pas à savoir s’il s’en réjouit ou s’il s’en désole.
Pour ne pas creuser d’ornière dans la cour carrée que bordent les bâtiments techniques de part et d’autre de la maison, Sébastien roule au pas.
Aussitôt qu’il coupe le contact, Marion surgit du chais et accourt vers eux.
Elle porte une salopette fatiguée et ses cheveux châtains se collent sur ses tempes en longues mèches humides. Céline a à peine le temps d’ouvrir la portière que Marion a serré autour de Sébastien ses deux bras rougis par les détergents avec lesquels elle nettoie les cuves.
– Merci, merci d’être venu, murmure-t-elle d’une voix rauque à l’oreille de son frère. J’allais pas m’en sortir, j’allais pas..
Et elle fond en larmes sous l’œil inquiet des deux enfants dont Céline cherche à détourner l’attention. Une fois de plus, Céline se fait la réflexion que sa belle-sœur n’a pas conscience de son devoir d’adulte de filtrer un peu ses émotions pour préserver les enfants. Bien sûr, la fatigue, le stress, le soulagement, mais quand même…
La détresse des adultes appartient aux adultes, songe-t-elle.
– Regarde, un petit chien ! s’exclame Céline en ouvrant la portière des enfants.
Aussitôt, Louise se met à faire des bonds autour de l’épagneul qui se prend au jeu. Plus en retenue, Gaspard glisse l’index dans le roman qu’il est en train de lire pour en marquer la page et sort calmement sous l’ombre du grand cèdre.
Marion a fini par se calmer, et Céline s’approche pour lui tapoter l’épaule d’un geste réconfortant. Elles ne se connaissent pas si bien que ça et les effusions ne sont pas vraiment la tasse de thé de Céline, mais Marion semble ne pas s’en apercevoir et serre avec fougue sa belle sœur contre son cœur.
– Je sais que je fiche en l’air vos vacances, ma belle, j’espère que vous allez vous plaire ici. Ça peut leur faire des souvenirs chouettes, à vos enfants ! Tu me pardonnes, hein ?
Que répondre à part « bien sûr » ?
Les bagages sont à peine déposés dans l’entrée bien fraîche de la maison que Sébastien est déjà à pied d’œuvre, sécateur à la main, pour aller goûter les raisins et définir avec sa sœur le jour où il faudra mobiliser les vendangeurs. Même si elle met un point d’honneur à ne pas regarder en arrière, Céline a le cœur gros au moment de gravir l’escalier de bois sombre qui grince et de déballer ses affaires dans la chambre de jeune homme de Sébastien. Par la fenêtre, elle aperçoit son mari par-dessus le toit du chai, qui se penche, goûte et crache les pépins, s’arrête un rang sur deux, se penche vers sa sœur pour comparer la coloration des peaux. Il retrouve les gestes de son adolescence. Celle qu’il a choisi de fuir en partant étudier les Arts graphiques à Paris.
Dans le couloir, les pas d’éléphant de Louise résonnent et s’arrêtent devant sa porte ouverte :
– Mais maman, y a aucun jouet ici ! Elle n’a pas d’enfant la sœur de papa ?
– Eh non, répond Céline, qui ne peut s’empêcher de penser que ça lui offre une sacrée belle liberté de se plonger dans le boulot comme elle le souhaite, à Marion.
Ce qu’elle ferait, elle, si elle n’avait pas charge de famille !
Elle terminerait sa thèse en trois mois, elle tenterait de se mettre au trail pour accompagner Sébastien, elle…
– La pauvre, l’interrompt Louise, elle doit tellement s’ennuyer.
Sans son mari ni sa belle-sœur pour la guider, Céline ouvre les portes les unes après les autres pour trouver où loger ses deux enfants qui, déjà, geignent qu’ils s’ennuient.
Derrière la deuxième porte, un petit tas de tissu blanc fait une tache incongrue sur le vieux parquet.
Un petit tas de tissu dans lequel Céline reconnaît un col de dentelle, puis une boutonnière, un morceau de laine écrue tricottée au point mousse. Elle s’avance dans la pièce et se penche, ramasse un morceau d’étoffe et fronce le sourcil.
Tout est en lambeau, découpé au ciseau. Déchiqueté.