« Moi, j’ai traité mes enfants exactement de la même manière, pas de jaloux ! ».
Cette grand-mère qui me lance cette phrase d’un petit air réprobateur en observant depuis quinze minutes la manière dont je gère ma troupe de quatre enfants dans la salle d’attente surchauffée du médecin, j’ai d’abord envie de lui tirer la langue. Malheureusement, on m’a appris à ne pas le faire, et j’ai quatre paires d’yeux braqués sur moi à cet instant. Il s’agirait de ne pas contredire en un geste tous mes enseignements moraux et éducatifs.
Bref, je grimace un sourire et je réponds : « C’est vrai ? Bravo alors… »
Et cette brave dame, devant mon sourire qui fait illusion, s’engouffre dans la brèche pour me raconter combien elle a œuvré pour que ses deux enfants fassent le même nombre d’activités, disposent du même pécule pour leurs études, aient accès à la voiture familiale dans les mêmes proportions… Bref, je hochais la tête distraitement en attendant que la porte du médecin s’ouvre pour moi et mes quatre nez-qui-coulent quand soudain j’intercale une petite réflexion pour tenter d’endiguer le flot :
« Ils ont dû vous remercier, vos enfants… C’était déjà comme ça chez vos parents ? »
La petite dame se referme, son menton se met à trembler.
« Ah, ça… C’était pas possible. Mon frère avait une maladie du poumon, c’était source d’angoisse à la maison, tout tournait autour de ça. Mais je comprenais, hein, je ne lui en voulais pas. »
OK. Alors que j’ouvrais la bouche pour lui répondre avec un air triomphant qu’elle voyait bien qu’il était le plus souvent impossible de fonctionner sur le principe égalitaire, vu que chaque enfant avait des besoins différents, le médecin m’a appelée et j’ai été obligée de ravaler mon triomphe.
C’est en réfléchissant le soir, lors de ces interminables insomnies, que j’ai mis de l’eau dans mon vin.
Non, l’égalité n’est certainement pas le principe fondateur de mon éducation.
C’est même très inégal. Pour mon aîné tout roule, il est posé, marche bien à l’école, est plutôt content de la vie. Pour les deux suivants, je cours les rendez-vous pour tenter de les aider à trouver des clés et un équilibre. L’un des deux est hyper sociable et je m’astreins à inviter des copains régulièrement. L’autre me demande beaucoup de temps pour le travail scolaire. Quant à la quatrième, j’attends de voir mais j’ai peur. Chacun ses besoins. Je ne vais pas inviter un copain par semaine pour mon aîné qui préfère lire avec sa perruche perchée sur l’épaule, simplement parce que je le fais pour mon deuxième, ça n’a pas de sens. Si je câline ma troisième comme ma dernière, elle va s’écrier que je l’étouffe et que je peux garder mes bisous.
À cet instant, j’étais pleine d’autosatisfaction quant à ma compréhension des enjeux de fratrie : l’égalité non merci.
La répartition du temps, de l’argent, de la tendresse selon les besoins de chacun : of course. Le bon sens même. Puis je me suis souvenue du menton tremblant de cette petite dame. Plus de soixante ans après son enfance, les larmes lui montaient encore aux yeux quand elle évoquait cette disparité d’attention entre son frère et elle, tout en reconnaissant la légitimité de cette différence de traitement.
Et je me suis aperçue que dans les fratries comme au nid entre oisillons…
… on a tendance à se pencher sur celui qui pépie le plus fort.
Celui qui manifeste qu’il va mal, que ses besoins ne sont pas satisfaits, celui qui sait exprimer. Celui qui n’a pas de scrupule à tirer la couverture à soi, sans méchanceté aucune.
Finalement, l’enfant qui marche bien, qui ne se plaint pas en permanence, on a vite tendance à considérer qu’il n’a pas besoin de plus. Il passe un peu à la trappe, parce que ça nous fait ça de moins à gérer, il est ‘pratique’, il ne râle pratiquement jamais.
Ça m’a rappelé une conversation que j’ai eue avec ma mère il y a quelques années :
– Quand je pense à toute l’énergie que tu as déployée pour mes frères, jusqu’à les emmener toi-même à l’aéroport parce qu’ils se seraient perdus dans le métro alors qu’ils avaient presque 20 ans… Et moi, laissée comme ça dans la nature, alors que j’en avais 19 ans, que j’atterrissais à Madrid à minuit pour rejoindre un appartement dans un quartier inconnu, loué par ami d’ami d’ami, avec juste un numéro de téléphone en poche… Il y aurait pu ne rien avoir, j’aurais pu me retrouver à la rue. Tu t’es pas beaucoup inquiétée pour moi, hein.
– Pourquoi, tu aurais voulu que je t’accompagne ?
– Non, je me débrouillais très bien toute seule…
– Bon, tu vois !
– Oui mais… Quand même !
Et voilà, tout était dans le « quand même ».
Tout ceci pour dire que cette dame m’a permis de relativiser cette certitude que j’avais de bien faire en distribuant à chacun selon ses besoins. Bien sûr il y a une question de bon sens, je ne vais pas emmener ma dernière deux fois par mois chez l’orthophoniste simplement pour être équitable. Mais grâce à madame Michu (chez moi on appelle tout le monde Madame Michu), j’ai relevé le nez du guidon et je me suis demandé si mon aîné, tout calme et content qu’il semblait être, avait lui aussi un « Quand même » coincé quelque part.
Quand je lui ai posé la question du niveau de remplissage de ses besoins, il m’a regardé avec un petit sourire et m’a serrée dans ses bras.
« Non, j’ai besoin de rien pour le moment, Mams. Mais merci de demander. »
Tu veux un peu d’égalité entre tes enfants ? L’album jeunesse, par Hélène Bonhomme et Fleur-Lise Palué va mettre tout le monde d’accord ! Pour saupoudrer le rituel du coucher d’une bonne dose de fabulosité !