Il m’arrive de regarder les jeunes filles et de les envier.
L’autre jour, j’ai même fait un truc un peu vache : à une jeune collègue, grande liane brune gracieuse qui venait d’avoir 25 ans, j’ai osé écrire le mot suivant :
« 25 ans. Le début de la fin. Bon anniversaire ! »
LOL. En plus, la pauvre, cela lui restait un peu en travers de la gorge, d’avoir 25 ans. Mais tant pis, ça lui apprendra, à elle qui dit souvent :
« Unetelle, elle est assez âgée, elle a 42 ans. Ho pardon, je ne disais pas ça pour toi, tu fais super jeune ! »
Sale gosse, va.
Car, dans mon corps, chaque enfant a laissé sa trace.
Pas seulement par les mois d’espérance, d’angoisse, d’impatience et de joie passés à l’attendre ; Pas seulement par sa naissance, qu’elle ait été paisible ou tourmentée, pleine de douceur ou de douleur ; Pas seulement par cette rencontre et cet échange de regard intense, le souvenir de cette paire d’yeux minuscules braqués en plein dans mon cœur.
- Mais par le poids de la fatigue, par les nuits sans sommeil, par les cernes sous mes yeux, par les lignes nacrées qui ornent mes hanches, les coussinets qui molletonnent mes cuisses ;
- par mon ventre qui joue de l’accordéon quand je me penche en avant, par les fils d’argent qui se glissent dans ma chevelure ;
- Par mon cou douloureux au réveil, par mes seins moins hauts qu’avant qui ont nourri des petites bouches avides, par mes joues creusées alors que les poignets dodus, le ventre rebondi et les plis aux cuisses de mon bébé s’arrondissaient chaque jour.
Mon corps de jeune sauterelle, devenu corps rond, épanoui et plein comme un beau fruit bien mûr, a tout donné en transmettant la vie, et continue à puiser dans ses réserves pour donner encore, par l’énergie que je mets à me pencher pour attraper des petits farceurs récalcitrants qui ne veulent pas aller se brosser les dents ; à faire tampon lors d’une bagarre ; à tirer celui qui veut faire du vélo au lieu d’aller à l’école.
À porter un gros bébé trop lourd pour le câliner ; à me tenir de biais pour les caler sur ma hanche, à tordre mon dos pour leur lire une histoire, à moitié penchée sur leur lit ; à ankyloser mon épaule tandis qu’il se rendort dans mes bras après un cauchemar.
Sous ma douche, le matin, je m’observe et réprimande intérieurement ce corps qui est soit trop, soit pas assez.
Trop maigres, les joues. Pas assez ferme, la zone située entre le cou et les genoux. Trop marquées, les veines sur mes jambes. Pas assez lisse, la peau. Je le regarde d’un œil critique et sans concession. Même si je reconnais ses performances élastiques et sa résistance inouïe à la douleur, j’aimerais le punir pour sa trahison esthétique.
Parfois, je le déteste, ce corps.
Dans mes bons jours, je me dis :
« Oui, tu as de beaux restes. Ça peut aller ».
Mais un reste de gigot froid, c’est quand même moins appétissant que quand il sort du four. Finie, l’époque des jupes courtes et légères, terminé les chaussures à talons trop hauts qui me compriment les chevilles et maltraitent mon dos. Mon corps me dit que je vieillis, même si je n’ai pas envie d’écrire ce mot. Mais à quarante ans, je ne peux plus écrire que je grandis.
Heureusement que mon corps n’est pas seul face à moi qui suis parfois sa pire ennemie.
Il a des alliés, de gentils conspirateurs qui viennent rebooster l’estime que j’ai pour lui. Une grande fille qui vient me dire, le matin, alors que je me maquille rapidement devant mon miroir :
« Tu es trop belle, Maman »
Un petit garçon qui me dit :
« Ça sent bon dans ton cou ! »
Un mari sincère qui me répète :
« Mais tu es magnifique ma chérie, j’aime ton corps comme il est ! »
Une copine qui me lance :
« J’adore ta nouvelle coupe, ça te va vraiment bien ! »
Grâce à eux, grâce à mon fabuleux mari, j’accepte – de temps en temps – de me voir telle qu’ils me voient. Bien sûr, je n’ai plus un corps d’adolescente. Je le sais, et mon fabuleux le sait aussi, la vie laisse ses traces. Mais ce sont des traces d’amour.
Mon corps est marqué parce qu’il a porté par trois fois un projet d’amour.
Que ferais-je de mon corps préservé de toute grossesse pour qu’il reste aussi peu que possible impacté par le temps qui passe ? Rien, en fait. Je me suis déjà posé la question suivante :
« Mais si je n’avais pas eu ces enfants, je serais… ? »
Eh bien, je me sentirais certainement aigrie et malheureuse, dotée d’un ventre bien plat et de seins bien ronds, et je crois que j’envierais les femmes aux yeux cernés tirant par la main un petit enfant dans la rue.
Et puis, à côté de mon corps, il y a mon être intérieur. Je me retourne et vois le chemin parcouru dans ma vie, les épreuves traversées, la maturité venue, la confiance en moi… et je m’émerveille de ce que j’ai pu grandir, oui, grandir, intérieurement. Alors, pourquoi m’obstiner à compartimenter mon être en petits bouts ?
Il n’y a pas mon corps, et posée à côté, moi.
Il y a Marie, femme de 40 ans (et un peu plus), maman et belle-maman de 4 enfants, avec un bidon un peu plus mou, mais une personnalité beaucoup plus ferme, qui ne se laisse plus marcher sur les pieds.
Il y a une femme à la peau moins lisse, mais qui a compris que prendre soin d’elle n’était pas qu’une question de nombrilisme mal placé, ou d’esthétique pour attirer les regards d’envie dans la rue : c’est avant tout une question de respect de soi. Moi qui avais tendance à regarder d’un air condescendant (pardon !) les femmes qui font leur footing le matin, rougissantes et suantes, désormais je les admire, toutes ces courageuses mamans qui n’hésitent pas à se lever tôt pour remettre leur corps au centre de leur journée, avant de se donner sans compter à leur famille et leur travail…
…et je me dis que je ferais bien de prendre exemple sur elles.
Alors plutôt que de critiquer sans arrêt ce corps, j’essaye de prendre conscience du respect que je lui dois pour les prouesses qu’il a accomplies et pour être toujours là, fidèle au poste.
Mon corps, je t’ai beaucoup sollicité, tu as beaucoup donné.
Tu mérites que je prenne soin de toi. D’accord, tu as gagné, j’essayerai même de t’aimer plus, et de t’aimer mieux.