Oui, je te vois, chère Fabuleuse, quand tu reportes de semaine en semaine cette tâche aussi attirante qu’un bouchon de poils dans le siphon de la douche. Et j’entends ta petite voix intérieure qui oscille entre encouragements « mais ouais, tu vas bien finir par l’attaquer ce gros mammouth et tu vas le grignoter bouchée par bouchée ! » et flagellation « Incapable ! Mollassonne ! Nullachiasse ! Quand c’est-y que tu vas t’y mettre, espèce de mollusque ! ». Il peut s’agir de rendre le coupon réponse de la kermesse, ou d’envoyer un cadeau de naissance à Gudule, ou encore de faire faire un devis pour les volets roulants.
Sauf que chaque jour, la panière de linge, le RDV d’orthophoniste, le drive à récupérer, la déclaration URSSAF/Pôle emploi mensuelle, l’attestation de sortie pour ton aîné…
Le temps passe, la tâche à faire demeure.
Elle passe de “à faire” à “urgente”, puis “urgentissime”, ensuite elle s’enflamme tellement elle est brûlante puis elle se réduit en cendres, se fossilise et finit par devenir obsolète.
Finalement, tes enfants n’ont pas de tickets de jeu pour la Kermesse mais tu les achètes au marché noir sous le préau, Gudule a deux ans, ses parents ont dû oublier que tu n’as rien envoyé. Et les volets roulants, après tout, tu trouves ça affreux, si ton Fabuleux y tient tellement, il va le faire faire, ce devis.
Ici, le temps a fait son office et opéré un tri entre l’essentiel et l’accessoire.
Alors que la procrastination est présentée comme un laisser-aller impardonnable, elle a abattu un sacré boulot pour toi : elle a filtré, elle a rendu digeste l’amas de priorités prioritaires et elle a finalement montré la fausse importance de ces tâches qui t’encombraient le cerveau. Elle a été une sorte d’alliée. Il ne tient qu’à toi de ne pas l’associer de façon systématique avec le sentiment de culpabilité (facile à dire, je sais). En gros, si tu repousses depuis si longtemps, c’est probablement parce que le monde ne s’arrête pas de tourner malgré ce grave manquement à Sainte To-do list.
De façon tout à fait inverse, il existe toute une série d’actions qu’on a le sentiment de devoir repousser à plus tard, parce que c’est secondaire, superficiel, futile et que les mettre en dessous de la pile fait de nous de grandes personnes sérieuses et efficaces. D’ailleurs, nous ne les nommons pas “tâches” ni “missions” ni même “actions”, mais “distractions”, “divertissements”, “trucs”, “occupations”… Tout ce qui relève de la récréation et non du travail.
Toutes les choses qui nous font du bien, en fait.
Après tout, on n’est pas des touristes, on est là pour abattre du gros taf, montrer notre efficacité, collectionner les bonnes notes et asseoir notre crédibilité.
Dans cette optique-là, il est irresponsable de :
- Faire pipi alors que l’heure de la réunion approche ;
- Prévoir un RDV chez l’ostéo pour toi, alors que tu croules déjà sous les RDV médicaux pour les enfants ;
- Appeler ta meilleure pote (tu passes déjà ton temps sur ton téléphone, tes enfants te le disent assez) ;
- Faire une sieste alors que tu devrais profiter de cette demi-heure de creux pour pédaler sur ton vélo d’appartement ;
- Enfiler ton pyj à 18h, ça ne fait pas sérieux ;
- Regarder mollement le vent qui fait bouger les feuilles alors que tu as une panière de linge à plier ;
- Faire un câlin qui s’éternise à ton fiston dans son lit, il doit se lever tôt demain et toi aussi.
Alors chère Fabuleuse, la question que je me pose c’est : pourquoi ?
Pourquoi ces occupations-là devraient-elles passer tout en bas de la liste des priorités ? Et qu’as-tu à gagner en ignorant les besoins auxquels elles répondent ?
Le problème c’est que nous n’associons jamais, à ces « trucs que j’aimerais bien faire quand j’aurais un moment », un voyant d’urgence comme ceux qui clignotent dans notre to-do list. Comme ils ne sont assortis à nos yeux d’aucune légitimité, nous n’avons aucun scrupule à repousser ces trucs indéfiniment. Nous ne nous rendons d’ailleurs même pas compte que nous procrastinons, or les conséquences sont tout à fait inverses à celles que nous avons observées sur les “tâches”, parce que toutes ces petites choses futiles sont les marqueurs de notre humanité. Nous ne sommes pas “que” des bêtes de travail, ni des “machines” (c’est d’ailleurs amusant de constater ce vocabulaire hyper déshumanisant).
Et nier les besoins bien réels auxquels répondent ces “moments récréatifs” a des conséquences directes.
Au lieu de se consumer et de disparaître dans le néant des ”tâches-non-accomplies-et-c’est-pas-un-drame”, toutes ces petites négligences envers soi démangent, s’enkystent, créent des inflammations, s’infectent, se nécrosent et contaminent la chair saine autour.
Chaque besoin ignoré finit par présenter une facture bien lourde.
Celle de l’épuisement et de l’acrimonie par exemple. Dans ce domaine faussement léger, la procrastination est une ennemie d’autant plus redoutable qu’elle se présente sous le masque de la responsabilité professionnelle, de la rigueur et de la girl power attitude.