Les enfants sont des éponges.
Cette phrase me poursuit, jour après jour, alors que je lutte au quotidien pour offrir un simulacre de sourire à mes trois filles. Trois en trois ans. Inutile de dire que la fatigue a rapidement pris le dessus sur la bonne humeur, les pâtes ont remplacé les quiches maison et mon dressing XXL a remisé mes jolis tops en taille 38 aux oubliettes.
Comme tous les matins, je me lève avec le sentiment de m’arracher à mon matelas.
Mon Fabuleux sifflote sous la douche. Il est d’humeur toujours égale avec un curseur émotionnel bloqué en haut de l’échelle de la joie. Ces temps-ci, son optimisme m’agace et sa lumière me fait mal aux yeux. À l’autre bout du couloir, j’entends que les deux grandes s’agitent dans leur lit superposé. Vite, filer aux toilettes pour faire durer l’illusion que je m’appartiens un peu. Le sèche-cheveux rugit dans la salle de bain, mon Fabuleux enchaîne Carmen et Kenji tout en battant la mesure sur le carrelage. Est-ce la perspective de quitter la maison pour retrouver ses collègues qui le met ainsi en joie ? Assise sur la faïence froide des WC, l’index passé dans le tube en carton du papier toilette, j’ose m’avouer que, moi aussi, je suis impatiente de retrouver l’espace bien rangé de mon bureau, ma plante verte sur laquelle personne n’a l’idée d’essayer la perforeuse. Un peu de sérénité dans ma vie, même si je ne mène au bureau aucune mission d’importance. Je pointe des lignes de stock, toute la journée.
Et la pensée que je préfère faire ça plutôt que de m’émerveiller devant les prouesses de mes trois petites me tord le ventre.
Quelle mère préfère se planquer dans un bureau miteux, payée à peine plus que le SMIC, plutôt que de faire des tours en Kapla ou de lire des histoires ?
Le bruit de la chasse d’eau me tire de ces pensées peu réjouissantes et j’observe un instant le papier toilette tournoyer au fond de la cuvette avant d’être aspiré par le fond. J’ai l’impression que je ne suis pas en meilleure posture. L’expérience de la maternité me siphonne toute mon énergie et je n’en tire aucun plaisir. Bien sûr, je fais semblant : je ne m’énerve pas pendant les devoirs, je cuisine tous les mercredis un gâteau aux coquilles d’œufs en essayant de contenir les élans culinaires de mes filles, je n’oublie jamais le baiser dans le lit le soir. Mais, si les enfants sont des éponges, mes filles m’ont forcément percée à jour, et je me prépare déjà à entendre leurs reproches assassins le jour où elles n’auront plus peur de les formuler. Je ne m’en suis pas privée avec ma propre mère.
– Maman, t’es là ?
C’est Margot, ma dernière, qui colle l’oreille contre la porte des toilettes.
Je suis poursuivie jusque dans l’espace exigu de mes lieux d’aisance. Je bloque dans ma gorge une sorte de sanglot désespéré et je réponds, la voix la plus gaie possible :
– Oui, oui, je me cachais !
La porte s’ouvre et je découvre le visage encore chiffonné par la nuit de ma petite tornade en chef. Elle a les joues rouges et le cou encore humide, lorsque je me penche pour la prendre dans mes bras, son odeur de bébé ensommeillé me saute au visage. J’ai de nouveau envie de pleurer. De tendresse bien sûr, et de honte aussi.
Je m’en veux tellement de ne pas réussir à ressentir plus d’enthousiasme pour cette partie-là de ma vie.
Elle m’embrasse dans le cou et se recule, pose ses petites mains sur mes joues et me scrute jusqu’au fond des yeux, puis elle me dit :
– Ah, t’as bien dormi, la météo de Chloé va être bonne.
Je la repose, pas très sûre d’avoir compris, et je lance dans ma tête le chrono. J’ai douze minutes pour tirer les deux grandes du lit, choisir des habits à peu près propres dans le tas qu’elles poussent au bout de leur édredon tous les soirs. Je devrais être capable de leur faire accrocher leurs habits du jour sur la patère qu’on a vissée sur leur porte, quand même, mais le soir je n’ai pas la force de me battre et leur père se fiche de ce genre de détail. Comment faisait ma mère pour que nous soyons habillés proprement tous les jours ? Chez moi, les jupes sont froissées et les cols sont grisâtres. Margot a encore besoin que je l’habille et, comme tous les matins, m’oppose une résistance farouche dès qu’il s’agit de lui faire enfiler un pull.
Elle, qui avait tellement hâte de me retrouver au réveil, geint maintenant en me tournant le dos.
– Il gratte, ce pull ! T’es méchante.
– Mais il fait -2° !
– Et alors ?
– Alors on met un pull, pas le choix, sinon tu vas être malade !
J’essaie de faire preuve d’autorité, mais sans brusquerie. C’est peine perdue, Margot joue des coudes et se fait mal toute seule alors que j’essaie de lui passer la tête dans l’encolure de son pull. Ça y est, elle pleure et moi j’ai envie de me coucher en boule sur le sol.
Est-ce qu’on est obligés de passer par là, dans la parentalité ?
Ça fait certainement partie des mentions en tout petits caractères, en bas du contrat. Alors que j’hésite encore entre m’énerver et abandonner lâchement l’affaire, Martin passe la tête par la porte de la chambre.
– Alors, ma princesse ? On refuse de mettre le joli chandail ?
Il s’accroupit près de Margot et lui agite le pull sous le nez :
– Tu sais en quoi il est fait, en plus ? En fil de mouton.
Ça y est, la curiosité de Margaux est piquée, elle écoute sans moufter le grand roman de son pull qui, il n’y a pas si longtemps, vivait une belle vie de mouton dans les grandes plaines d’Australie. J’aurais pu. J’aurais pu contourner moi aussi le problème et inventer de quoi faire passer la pilule du pull qui gratte.
Mais je n’y arrive plus.
Ça fait des mois que je n’ai plus la force d’enrober dans une couche de douceur et de merveilleux les petites batailles auxquelles je me livre tous les jours. D’un sourire qui sonne faux, je le remercie et quitte la pièce. J’ai sept minutes pour filer sous la douche, m’habiller et descendre retrouver les filles dans la cuisine, occupées à prendre leur petit déjeuner avec Martin.
Et demain, il faudra recommencer.
Ce mercredi, la maison est anormalement silencieuse. Les trois filles sont invitées toute la journée à un anniversaire chez des amis qui ont trois garçons de leur âge. Ces gens sont des saints et en plus ils ont l’air hyper contents d’organiser cette journée complète à l’accrobranche pour leurs bambins et tous leurs invités. Je les ai chaleureusement remerciés en déposant les filles, avec un sourire éblouissant qui camouflait encore une fois une grosse envie de pleurer. Mais comment font-ils ?
À la maison je me suis sentie toute démunie.
J’avais quartier libre et envie de rien. Martin était sur son chantier à cinquante kilomètres de là, je n’avais strictement rien à faire. Alors pour me sentir au moins un peu utile, j’ai décidé de m’attaquer au nettoyage de l’antre du démon : l’espace situé entre le mur et le lit superposé de Magali et Chloé. C’est un épouvantable capharnaüm auquel j’évite en général de penser quand je passe l’aspirateur vite fait sur le tapis de leur chambre. Je pousse un bon coup pour le décoller du mur, ce lit couvert d’autocollants à moitié déchirés et de coups de feutres maladroits. Alors que je me tiens prête à défier du regard les amas de poussière, les legos oubliés, les chaussettes orphelines et les cartes introuvables du Tarot, quelque chose attire mon regard sur le mur.
C’est une espèce de fresque que Chloé, ma deuxième fille, la plus secrète des trois, a dessinée au feutre.
La moutarde me monte au nez : dessiner sur le mur, au ras de son matelas ? Mais quelle idée ! D’ailleurs une série de tâches sur le drap-housse m’apprend qu’elle a manié le feutre il y a très peu de temps.
Je m’approche. Il y a, sur presque un mètre de long, une série de petits arcs roses, parfois les pointes en l’air, parfois les pointes en bas, en alternance avec des traits plats. On dirait une collection de petites bouches qui sourient, sont inexpressives ou bien mécontentes. Et au-dessus de chaque bouche, en bleu, un cœur ou bien un « cracrabouillage », comme une pelote de laine tout embrouillée. Je pousse un peu l’oreiller pour essayer de comprendre le sens de ces drôles de dessins, et la légende m’apparaît alors.
Ma fille a écrit : « humeur de maman » :
cœur ou pelote de laine, puis « météo de Chloé » : sourire, trait ou bouche triste.
De nouveau, mon regard se porte sur les lignes de dessins superposés. Quelques cracrabouillages et beaucoup de cœurs. Tant que ça ? Est-ce que j’offre aussi souvent que ça des gestes, des mots, des pensées tendres ? Et les bouches, juste en dessous, que disent-elles… Beaucoup de sourires, quelques mines mécontentes, presque pas de trait plat. Et le plus dingue, c’est que certains jours de pelote de laine, la bouche juste en dessous est tout sourire.
Je ne sais pas trop ce qui se passe en moi, mais je dois m’étendre sur le lit de ma fille, la tête sur l’oreiller. C’est comme si dans ma poitrine, quelque chose se déchirait de haut en bas. Sans faire de bruit, les larmes se mettent à couler le long de mes tempes et finissent par être bues par l’oreiller.
Je réalise que ma fille n’a pas besoin que je sois d’humeur « coeur » pour être contente de sa journée.
Que ses jours de tristesse à elle ne tombent pas systématiquement sur mes jours de pelote de laine. Que, peut-être, les enfants sont des éponges, mais ils ne sont pas indexés uniquement sur l’humeur de leur mère. Et que, alors que j’ai le sentiment de leur offrir des journées cracrabouillage tous les jours, ma fille si sensible est capable d’y dénicher des cœurs. Peut-être qu’elle est dupe de mon sourire de façade. Ou peut-être, comme elle n’est pas bête, qu’elle lit dans ce sourire laborieux mon immense amour pour elle, parce qu’elle voit bien que j’essaie de toutes mes forces de ne pas leur transmettre mon brouillard intérieur. Quel paradoxe :
le jour où je comprends que la morosité contre laquelle je lutte ne constitue pas un crime contre l’enfance de mes filles, je la sens me quitter, tout doucement.
Jeudi, 7h30. Avant de passer aux toilettes, je fais un crochet par la chambre des filles. Les réveiller moi-même d’un baiser dans le cou me cause une petite décharge d’allégresse dans la poitrine. Elles s’étirent et me sourient, l’une après l’autre. Dans un demi-sommeil, Margot me dit :
– Je peux remettre le pull qui transforme en mouton, Maman ? Hier j’ai presque eu envie de brouter de l’herbe.
Je ris franchement et un éclair de reconnaissance envers Martin et sa folie douce me transperce. S’il réussit là où j’échoue, c’est une chance, pas une menace.
La suite du marathon se déroule à peu près comme d’habitude.
Margot râle contre l’obligation de porter des bottines plutôt que ses sandales. Chloé réalise dans la voiture qu’elle a oublié son cahier de textes et mon aînée, ma grande Magali, pleure parce qu’elle n’a pas eu la dernière part du gâteau au chocolat d’hier, englouti par Martin, coquilles d’œuf comprises.
Ma journée n’est pas parfaite, je suis passée trois fois du cœur à la pelote de laine en une heure, mais c’est ma vie, et rien de tout ça n’est dramatique.