Un sentiment d’écrasement s’empare souvent de moi lorsque je contemple ce qu’est devenue ma vie depuis que je suis mère, surtout après près d’un an de confinement. Je me surprends à rêver de mon indépendance révolue. J’envie parfois ces femmes sans enfants qui ont « le luxe des regrets mais ont une vie de liberté » (Adrienne Rich, Of Woman Born).
Je suis loin de l’idéal que je me faisais de la mère parfaite,
douce, calme, aimante, toujours bienveillante, attentive et juste. La dépendance de mes enfants parfois même m’angoisse. En devenant mère, je me suis aussi découverte capable de grandes colères, comme si soudainement un feu s’allumait de l’intérieur et me poussait irrésistiblement à devenir méchante voire violente.
Pourquoi suis-je par moment incapable de correspondre à cet idéal ? Suis-je une mauvaise mère ?
Peut-être pas. Peut-être que justement, être mère, ce n’est pas devenir soudainement sainte, mais accepter que notre existence soit marquée d’une constante ambivalence.
J’aime mes enfants plus que tout et dans le même temps j’ai besoin de distance avec eux.
Je veux leur donner ma vie, et dans le même temps je veux la garder un peu pour moi… La maternité « cause les plus magnifiques souffrances dont j’ai pu faire l’expérience : c’est la souffrance de l’ambivalence » (Adrienne Rich). C’est qu’en devenant parent, je fais l’expérience de la radicale dépendance d’un autre, pendant au moins quelques années. Cette vulnérabilité d’autrui, ce soin constant qu’il requiert me pousse aux limites du dévouement dont je suis capable.
Sarah LaChance Adams, dans son livre génial (Mad Mothers, Bad Mothers, and What a ‘‘Good’’ Mother Would do), insiste sur le fait que cette ambivalence maternelle est normale. Elle traduit un besoin d’équilibre entre le dévouement, en tant que mère, et le besoin d’indépendance ou de séparation, en tant que personne. Elle n’est pas une « crise » passagère, elle fait partie de l’expérience de la maternité, bien qu’elle soit le plus souvent passée sous silence.
« Certaines mères qui aiment leurs enfants les haïssent également. Des bonnes mères. Des mères normales » (Adrienne Jones, Brain, Child 2.1).
Cette ambivalence n’est pas un échec,
mais au contraire elle est un modèle moral. Je continue de prendre soin de mon enfant même si j’ai envie de tout envoyer balader. L’agir maternel n’est pas admirable parce qu’il serait naturel, mais parce qu’il est un exemple où « l’on peut agir éthiquement (au moins ne pas tuer son enfant et lui donner ce qu’il lui faut pour survivre un jour de plus) malgré le désir irrésistible d’agir autrement » (S. LaChance Adams, p. 36).
La mère admirable n’est donc pas celle qui est toujours bonne
– elle n’existe pas, ou seulement sur Instagram. La bonne mère est celle qui continue à prendre soin de son enfant, en surmontant les conflits intérieurs et en se faisant parfois violence à elle-même. La bonne mère n’est pas celle qui n’affronte aucun conflit intérieur, mais celle qui les surmonte sans cesse, et qui a parfois besoin d’aide pour les surmonter.
En bref, l’ambivalence que je peux ressentir face à mes enfants ne fait pas de moi une « mauvaise mère », c’est l’image de la « mère parfaite » qui est mauvaise. La maternité est faite d’ambivalence, et c’est justement là qu’elle peut être grandiose. À trop masquer cette ambivalence on augmente la difficulté de la tâche, voire on la rend carrément impossible.