Elle tortille un stylo entre ses doigts. Je la sens stressée. Elle évoque son désir d’enfant, se révolte. « Ce n’est pas juste, me dit-elle, nous avons tout pour accueillir un autre enfant, je ne comprends pas son refus. » Amélie et Samuel ont 37 ans.
Elle rêve d’un enfant que son conjoint ne veut pas.
Pour la première fois, ce couple se heurte à un désaccord majeur.
Le désir d’enfant échappe à la raison. C’est un désir traversant le cœur, chevillé au corps, bouillonnant et parfois surprenant. Quand cet élan de vie résonne au sein du couple, l’enfant advient : la famille s’agrandit, élargissant son intimité au rythme des naissances. Tant que cette ouverture est partagée, le couple construit son histoire dans un projet qui les rassemble et qui leur ressemble.
Mais que dire, que faire, quand l’un désire un enfant de plus — et que l’autre ne veut pas ?
Pour Monique Bydlowski, ce désir, qui pourrait sembler « la plus naturelle et la plus universelle des valeurs humaines » est à interroger, car habité de souhaits conscients et de représentations inconscientes, à la fois complexes et propres à chaque femme. C’est ce que nous essayons de travailler en entretien, de façon concrète.
Amélie a toujours désiré trois enfants. Samuel, lui, en a toujours désiré deux « max ». Sa paternité s’est épanouie sans difficulté auprès de son fils aîné de 8 ans et de son cadet de 6 ans. Un bras de fer s’enclenche quand Amélie lui parle d’un « petit dernier ».
D’abord lointain, son désir s’est affirmé ces derniers mois au point d’occuper ses pensées de façon quotidienne.
Elle me dit qu’elle rêve « de bruits dans la cuisine, de câlins en pagaille, de la vie qui circule ». « Trois » était le nombre parfait pour répondre à sa vision d’une maternité comblée. Trois, comme la famille des petits voisins chez qui elle goûtait dans son enfance ? Comme la brochette de cousines qu’elle formait l’été dans le jardin de sa grand-mère et dont elle garde un souvenir radieux ? Trois pour sembler moins conventionnelle ?
« Les femmes que j’ai rencontrées, mères de familles nombreuses, m’ont inspirée, me dit-elle.
Je les trouvais généreuses et leurs maisons, ouvertes et vivantes, me plaisaient. Et puis, ces femmes ne se prenaient pas la tête. Au-delà de tout ça, j’ai adoré me mouvoir dans ces groupes familiaux où nous avions notre place et des compagnons de jeu. » La générosité, l’ouverture et la vitalité sont devenues aujourd’hui pour Amélie des valeurs fortes qu’elle s’efforce de cultiver. Un troisième enfant serait une façon de leur donner un contour tout en accédant à une maternité heureuse et facile, celle qu’elle avait justement pu observer, petite, auprès de ces femmes. Pour elle, devenir mère encore une fois, et de surcroît mère de famille nombreuse, serait l’occasion de s’en rapprocher un peu plus pour être à son tour une mère qui « ne se prend pas la tête ». S’il est vrai que l’enfant fait grandir son parent, en le bousculant dans ce qu’il est, la représentation qu’Amélie amène est teintée d’idéal.
Sera-t-elle vraiment cette mère qu’elle voudrait devenir si un troisième enfant naissait ?
Ne l’est-elle pas, déjà, généreuse, ouverte, pleine de vie et apprenant à lâcher ?
La paternité heureuse de son conjoint lui avait fait espérer qu’il changerait d’avis. Mais Samuel lui demande désormais de désencombrer le grenier en jetant les cartons de vêtements pour bébé qu’elle avait précieusement gardés « au cas où ». Son refus est catégorique. Pour lui, il est temps de passer à autre chose, « de lâcher », justement. Les garçons ont grandi, quelle joie ! Place aux voyages sans biberon, aux parties de Bonne Paye, aux balades en vélo !
Le couple a du mal à s’entendre. La jeune femme ne cesse de raisonner sur un registre émotionnel, « Un enfant apporterait de folie, je me sentirai comblée avec cet enfant de plus » ; là où Samuel argumente de façon pragmatique « Je pense aux études, je veux assurer une éducation de qualité, offrir des loisirs et avoir du temps pour eux, pour moi et pour toi. »
Ce troisième enfant n’a pas de place ni dans son cœur ni dans la projection qu’il se fait de la vie et de sa paternité.
Amélie répond que Samuel lui impose un deuil qu’elle n’a pas encore choisi de faire. Elle analyse son refus comme un manque d’amour et de confiance envers elle et l’avenir : elle est déçue. Elle ne se sent pas libre dans sa décision, mais dépendante de la trop grande prudence de son compagnon.
Le désir d’enfant, et a contrario son renoncement, interroge la femme, non seulement dans son « être mère », mais également dans son « être femme » :
- Si je ne deviens plus mère auprès d’un tout-petit, quelle mère ai-je envie de devenir auprès de mes enfants qui grandissent ?
- Quelle place donner à la femme que je suis et qui aura un peu plus de temps ?
- Quelle place donner à ses projets ? À ses réalisations autres que la maternité ?
Amélie reconnaît que ces questions lui donnent le vertige.
Samuel lui fait remarquer que le dernier week-end en amoureux leur a fait le plus grand bien : « ça te décolle des garçons, tu l’as dit toi-même que c’était bon et que tu devais “lâcher”. En plus, on s’est fait plaisir comme autrefois, la liberté des horaires, le coup de tête d’un ciné… » Amélie soupire, elle sent bien que Samuel voudrait retrouver sa femme, celle d’avant les enfants, celle qui l’avait séduit par son enthousiasme, son désir de l’étreindre, sa dynamique professionnelle.
Elle rêve d’un enfant, lui rêve de sa femme.
La difficulté du renoncement serait également liée à l’expérience de la perte : en effet, que perd une femme quand elle ne peut plus devenir mère ? Si je fais un état des lieux des propos des femmes que j’ai pu accompagner dans le renoncement à un nouvel enfant, la perte s’exprime différemment.
Sans aucun doute, la question du temps qui passe est bien présente. Renoncer à une nouvelle maternité exhorte la femme à faire le deuil des gestes maternants caractéristiques de la petite enfance. Adieu petits cuissots dodus, odeur de lait et corps tout chauds contre soi ! Une autre période de vie s’annonce, celle des enfants grandissant qui nous invitent à être mères autrement que par le maternage. Une réflexion passionnante… qui fait prendre conscience que le temps passe et que l’on vieillit !
Renoncer à une nouvelle maternité c’est aussi accepter de ne plus être enceinte.
Toutes les femmes n’apprécient pas le temps de la grossesse, mais pour certaines, celui-ci est chargé d’une puissance de vie qu’elles savourent et qui les rassure dans leurs capacités reproductives, un vrai coup de « boost » au niveau de la confiance en soi ! Certaines se trouvent également profondément désirables quand elles sont « pleines » de vie, ce qui stimule leur désir sexuel. Penser qu’elle ne sera plus enceinte attriste Amélie, elle aurait voulu se le dire dès la précédente grossesse finalement, cela aurait peut-être été plus facile aujourd’hui.
Renoncer à toute nouvelle maternité, c’est aussi abandonner une dimension constitutive de soi, celle de donner la vie.
Les femmes donnent la vie par amour pour leur conjoint ; pour se rapprocher d’un idéal qui les anime ou qui les rassure ; elles donnent la vie pour devenir mères comme leur propre mère ; pour s’inscrire dans une lignée de femmes ; pour répondre à un modèle familial. Les raisons sont nombreuses et mystérieuses. Dans ce mystère, un élan nous dépasse : les femmes donnent la vie par folie ou par défi et cela n’est ni « raisonnable » ni « justifiable ».
Quoiqu’il arrive, renoncer à un enfant de plus implique de reconnaître qu’un cycle se termine, et qu’un autre tend à s’ouvrir.
Cette transition peut être empreinte de tristesse ou de colère, de larmes ; cet au revoir peut prendre un peu de temps. Elle provoque un vide en soi, passager ou plus profond selon chacune, émotionnel sûrement, mais aussi physique. L’utérus de la femme restera désormais vide et chaque mois, son corps le lui rappellera à travers son cycle menstruel. Chaque mois, son corps continuera de lui proposer une place à prendre, un espace libre et disponible : que pourra-t-elle y mettre d’un point de vue symbolique ?
Le renoncement invite ainsi la femme à la créativité, à investir le réel différemment, à regarder l’avenir avec une autre gourmandise. Un temps de bienveillance envers elle pour continuer d’explorer d’autres désirs, enfouis, mais bien présents, continuer de construire avec celui qu’elle aime. Un temps pour se découvrir encore une fois.
Si tu rêves d’un enfant et que ton conjoint n’en veut pas, et même si le désir d’enfant découle rarement d’une argumentation, voici quelques pistes de réflexion à creuser ensemble :
1) Quelle organisation demanderait un enfant de plus ? Par exemple : il faudrait changer de maison, changer de quartier, aménager une pièce, changer de voiture, revoir notre organisation professionnelle, notre gestion financière.
2) Sommes-nous prêts, ensemble, à vivre cet aménagement ?
3) Avons-nous assez d’énergie et de ressources nerveuses pour accueillir un enfant de plus, à deux ? Si nous nous sentions fatigués ou si la santé de l’un de nous deux était fragile, quelle aide pourrions-nous mettre en place, quel impact cela aurait sur nous et sur le reste de la famille ?
4) Comment serions-nous aidés si un enfant de plus venait ?
5) Si cet enfant de plus ne venait pas, quels sont les projets que je souhaiterais investir en tant que femme ?
6) Si cet enfant ne venait pas, que suis-je prêt à faire pour soutenir ma femme dans cette période de renoncement ? (L’aider à changer de boulot/penser avec elle un projet qui nous tient à cœur depuis longtemps/l’encourager à prendre soin d’elle si elle ne se trouve pas assez belle/faire du sport ensemble…)
7) Comment me sentirais-je si un enfant de plus venait ? Comment se sentirait mon conjoint, ma compagne ?
8) Quel temps pouvons-nous encore nous donner pour discerner ?