– Bonjour, Madame M., votre rendez-vous vous attend dans la salle de réunion.
– Canon ton Powerpoint !
– T’as le temps de prendre un café ? J’ai une idée dont j’aimerais parler avec toi.
Au bureau, je suis quelqu’un.
On m’écoute quand je parle, on observe les résultats des actions que je mène, on me félicite parfois.
Au bureau, j’ai ma place, mon espace de travail, on me laisse pisser tranquille et il m’arrive de laisser ma tasse sale au fond de l’évier. Je passe un entretien annuel au cours duquel on me parle de moi et rien que de moi, qui me permet d’exprimer mes besoins, mes attentes, les moyens que j’attends pour remplir mes objectifs. Oui, je bosse en col blanc et ma réalité est peut-être plus valorisante que celle d’autres professionnelles dont le travail est moins considéré. Il se trouve que j’ai aussi bossé aux 2/8 dans une usine de connectique et également mis en rayon des produits frais à partir de 6 heures du matin, j’ai également nettoyé des chiottes pendant mes étés étudiants. Et ça ne change pas ma vision du travail : j’ai eu de la chance, à chaque fois mon travail a été mesuré, évalué, considéré, même quand je n’étais pas au niveau.
– T’as pas fait les pièces, faut que t’ailles plus vite.
– Les périmés sont pas encore sortis des rayons, magne-toi, si on a l’Inspection Sanitaire ça va mal aller.
– Les toilettes sont ruinées, je sais que tu les as faites ce matin, mais va falloir recommencer.
Je n’ai pas toujours été encensée, mais p…n, mon boulot était remarqué !
La chute fut rude quand j’ai pris deux ans de congé parental, tout feu tout flamme, joyeuse et désireuse de me rendre disponible pour mes enfants. Brusquement, la somme des minutes que je consacrais à de minuscules tâches répétitives semblaient s’évanouir dans le néant, englouties dans un océan d’indifférence de la part de mes marmots. Coeur coeur sur mon Fabuleux qui me récupérait le soir, morveuse et sale, et m’assurait avec toute la conviction du monde que je n’avais pas ”rien fait” de ma journée.
Et aujourd’hui, maintenant que j’ai de nouveau une activité professionnelle ?
Eh bien il y a des jours… où je préfère être au travail qu’avec mes enfants.
Parce qu’ils ont bien conscience aujourd’hui, mes petits devenus grands, que la lessive ne se fait pas toute seule, les courses non plus, le ménage non plus, la paperasse et les autorisations de sortie scolaire non plus… Mais j’ai davantage droit à :
– Mais rooooh y a plus de jus d’orange !
Qu’à :
– Merci d’avoir pensé à emporter ma raquette de tennis pour mon cours de ce soir, mamounette.
Je suis interrompue en permanence, mes nerfs sont mis à rude épreuve à chaque fois que la porte claque, chacun laisse sa tasse sale dans l’évier… à mon attention, la pile de paperasse à traiter ne cesse d’augmenter, ça fait trois fois que j’oublie les croquettes du chat, et les toilettes sont encore bouchées (c’est qui qui va y aller jusqu’à l’avant-bras pour déloger le rouleau de PQ coincé au fond ?).
Aucune considération (de la part de mes enfants, hein) pour le travail fait, mais on ne me rate pas quand il y a pénurie de slips.
Je passe sur la gestion épuisante de conflits auxquels je renonce à comprendre quelque chose, écoute attentive des chagrins insolubles et soumission forcée aux humeurs du jour de ma tornade en chef. Oui, certains jours je préfère bosser qu’être avec mes enfants. Le mercredi est ma journée “quitte ou double”, et quand je vois sur le calendrier “Journée des communautés éducatives” (et donc, enfants à domicile), j’ai peur.
J’ai l’impression que la vie du foyer, c’est Koh-Lanta,
mais je suis seule debout sur le poteau en attendant que l’orage passe (toi-même, tu sais). Sauf que l’orage, c’est ma vie et ça ne va pas se calmer tout de suite.
La vie professionnelle me semble souvent gratifiante, reposante, intelligible et même logique. Alors qu’à la maison c’est souvent l’inverse.
Peut-être que tu me comprends d’autant mieux que tu es en période d’épuisement chronique.
Ces jours, semaines ou mois pendant lesquels tout, absolument tout ce qui a trait au foyer te pèse. La voix de tes enfants le matin te donne envie de pleurer, tu coches les jours avant la reprise de l’école comme une détenue à l’isolement, la gestion du quotidien devient une réelle souffrance. Ces jours-là, tu expérimentes peut-être le fameux “regret d’être mère”. Qu’es-tu allée te fourrer dans cette galère, t’entourer de petits morpions qui te sucent le sang, t’étouffent sous des montagnes de linge sale et te condamnent au nettoyage de bodies souillés ?
Je te comprends, j’en sors tout juste. Ça me permet de te rassurer sur le fait que ça ne dure pas forcément toute la vie ! Grâce aux mails du matin, grâce à un peu de chimie et beaucoup d’amour, les moments où je traînais la maternité comme un boulet sont devenus plus rares. Ils arrivent encore, mais je me surprends souvent à me dire : « En fait, c’était cool cette journée sans école. J’ai lâché mon téléphone pour me promener avec les filles, on a fait les leçons dans le calme et j’ai même eu le temps d’acheter des graines de godétias à semer dans mon jardin ».
Tout ça pour te rappeler que oui, il y a des jours où, peut-être, toi aussi, tu préfères être au bureau et si tu pouvais rentrer après le coucher des mômes, ça serait pas de refus. Ça n’est pas une fatalité et ça n’est pas non plus de la méchanceté de ta part. C’est un signal à écouter, tout simplement.
Qu’est ce qui te manque tant chez toi pour t’épanouir dans cette sphère-là de ta vie ?
– Besoin de gratifications immédiates ? C’est peut-être le moment de ressortir la friteuse, ça marche pas mal.
– Besoin de félicitations sur ton boulot ? N’hésite pas à mettre en scène ce travail de fond que tu mènes dans l’ombre : pourquoi ne pas enrubanner les toilettes que tu viens de récurer à la brosse à dents pour que ta petite famille mesure le cadeau que tu leur fais ?
– Besoin de paroles valorisantes ? Je te conseille le jeu du “je fais un compliment à mon voisin de table” qui anime les dîners d’une manière assez chouette chez nous.
Bref, mille possibilités pour que ta vie à la maison, en ton foyer, comme on dit chez les Fabuleuses, ne souffre pas de la comparaison avec la vie de bureau… qu’on a peut-être un peu tendance à idéaliser. Tu étais au courant, toi, que tout le service avait été augmenté, même Jean-Kévin… sauf toi ?