Nos souffrances d’enfant nous poussent parfois à aller voir un psychothérapeute, parfois pas. Chacun se débrouille, plus ou moins bien, avec son héritage. Mais en devenant parent à notre tour, la question peut prendre une autre dimension. Surtout quand, comme j’entends souvent dans mon cabinet,
le parent craint que son enfant connaisse les mêmes souffrances que lui :
« Je ne veux pas que mes enfants subissent la même chose que moi, je préfère ne pas parler de ce qui s’est passé dans mon enfance ».
Espérer qu’en évitant le sujet, il cesse d’exister est un fantasme, une illusion. C’est ignorer que les enfants ne sont qu’antennes, sensations, miroirs à capter les non-dits. Oui, même ce qui n’est pas dit se transmet, souvent à travers le corps, produisant des maladies, ou des comportements étonnants, souvent dérangeants.
Amélie souffre d’une ambiance familiale agitée, avec des colères bruyantes de son fils.
Elle vient me voir pour questionner sa place de mère.
Dès la première séance, nous décelons ensemble qu’elle est elle-même habitée par une colère tenace contre son mari. Je lui propose un atelier destiné à nommer sa colère, à l’exprimer (pas à son mari mais à moi, dans un premier temps). Elle se dit « surprise de la liste qui vient et de la virulence de (ses) émotions ». Le travail que je lui propose autour de cette colère est inconfortable pour elle. Mais plus tard, elle m’écrit qu’elle observe avec étonnement une bien meilleure ambiance : « depuis que j’affronte ma colère en face, mon fils en fait beaucoup moins ! ».
Ce qu’a fait Amélie en ouvrant les yeux – et les bras – à ses émotions non exprimées, c’est de rendre à César ce qui appartient à César. Dans son cas, reprendre sa colère entre ses mains, en tirer des discussions et ajustements avec son mari, a soulagé tout le monde, son fils en premier lieu.
Valentine, elle, préfère taire à ses enfants la dépression sévère de leur grand-mère.
Elle craint d’être dépressive comme sa mère et ne veut surtout pas que ses enfants vivent ce qu’elle a dû endurer quand elle était enfant. Du coup, elle réprime ses émotions de tristesse et tout moment de vide. Elle se réfugie dans l’action, le mouvement, est en permanence en activité, voire débordée. Elle vient me voir car ce système l’épuise, elle sent qu’elle ignore une partie d’elle-même en vivant ainsi, et ne le supporte plus.
C’est en regardant sa peur qu’elle peut prendre la décision de s’occuper de son enfance blessée par la dépression de sa mère. Ce n’est pas une garantie absolue contre son éventuelle dépression, mais c’est l’assurance de mobiliser ses ressources pour vivre une vie différente de celle qu’a vécue sa mère.
C’est également un moyen excellent de retrouver une bonne partie de l’énergie qu’elle consacrait jusque-là à « colmater les brèches », gouvernée qu’elle était par sa peur. Elle me demande : « faut-il que je parle à mes enfants de mon enfance, sachant qu’elle a été douloureuse ? ». Dans la mesure où cela permet aux enfants de mieux comprendre que cette suractivité de leur mère fait partie d’un système de lutte qui lui est personnel et dont ils ne sont pas la cause, oui.
Tout n’est pas à dire et on peut dire différemment selon les âges des enfants.
Il est important par exemple, quand on nomme les choses, de ne pas détruire l’image qu’ils ont de leurs grands-parents, en choisissant les mots avec délicatesse. C’est une tâche dans laquelle il peut être utile de se faire aider.
C’est ce qu’Aurélie a fait, après une séance où elle s’ouvrait à moi de son inquiétude pour sa fille adolescente : « je vois qu’elle trie la nourriture, je stresse à l’idée qu’elle veuille contrôler son poids. Je ne le lui ai jamais dit, mais j’ai connu à son âge une anorexie sévère et je suis terrorisée à l’idée que ça lui arrive aussi. » Le fait de cacher une information à ses enfants « pour ne pas les influencer », non seulement n’empêche pas la transmission, mais en plus en brouille la lisibilité pour l’enfant.
La fille d’Aurélie ne sait pas que sa mère a été anorexique.
Mais elle perçoit les regards de sa mère sur son assiette, ses questions sur ce qu’elle a mangé aujourd’hui, une inquiétude diffuse qui tourne autour de l’alimentation et qui se joue entre sa mère et elle. Quelque chose est transmis sans être relié à une information claire, l’empêchant de donner un sens à ses perceptions. Ce qui est transmis du traumatisme, si rien n’est jamais expliqué, aura la forme d’un cratère dans le psychisme de l’enfant. Une trace vide de sens, difficile à penser et donc difficile à affronter.
Aurélie, en révélant à sa fille qu’elle a connu une phase d’anorexie elle-même quand elle était ado, va constater le pouvoir libérateur que peuvent avoir certaines révélations. Elle permet à sa fille d’opérer un tri dans les attitudes de sa mère, en comprenant mieux ce qu’elle peut prendre pour elle et ce qui appartient à sa mère. Ce qui lui évite de porter l’histoire de sa mère.
Craindre de faire vivre à nos enfants ce que nous avons vécu nous-même implique souvent de traiter autrement les non-dits.
L’enfant a besoin non seulement que le parent s’occupe de ses conflits émotionnels, qui ne le regardent que lui, mais aussi qu’il mette en mot son histoire, pour que lui, enfant, puisse s’approprier la sienne.