Nous faisons le tour de son agenda. Noémie soupire. A-t-elle le temps de faire l’amour ? Objectivement non. Subjectivement, je vois bien que ce n’est pas qu’une question de temps, mais aussi d’ambivalence.
Noémie le ressent, il y a quelque chose qu’elle a du mal à formuler et qui devient un sujet de tension pour elle, pour son conjoint et pour son couple : ils ne font plus « assez » l’amour. « Plus assez », en comparaison avec ce qu’ils vivaient autrefois, c’est-à-dire avant d’avoir des enfants, « évidemment ».
Sans surprise, elle me dit que les journées défilent à toute allure.
Deux enfants en fin de primaire, les devoirs à superviser, les conduites à gauche, à droite ; piano et solfège pour l’un, gym deux fois par semaine pour l’autre. A cela, il faut ajouter le cours de Pilates le lundi soir pour elle et le foot en salle le jeudi pour lui. Sans oublier le boulot et la routine orchestrant ce joyeux quotidien.
Le couple amoureux qu’ils formaient quelques années auparavant a disparu progressivement,
englouti sous un ensemble de « choses à faire », constituant cette fameuse charge mentale nourrie par la volonté d’être une bonne maman et qu’elle ne tarde pas à dénoncer, en la tenant responsable de ce peu de temps qu’il lui reste… pour faire l’amour.
Comme de très nombreux couples trentenaires, Noémie et son mari ont une vie bien remplie.
Alors, comment expliquer que certains couples, à l’agenda à peu près similaire, continuent de faire l’amour et d’autres non ?
En réalité, Noémie a du temps.
Elle est bien organisée et la charge mentale est répartie de façon équilibrée au sein du couple, chacun faisant de son mieux. Elle constate d’ailleurs que ces dernières semaines, elle a su prendre une fin d’après midi pour l’association des parents d’élèves, visiter sa grand-mère en Ehpad, passer un long coup de fil à son amie du Canada un soir, et cuisiner un joli gâteau d’anniversaire pour sa fille aînée. Les exemples, tous aussi sympas les uns que les autres ne manquent pas.
Alors, pourquoi me dit-elle qu’elle n’a plus le temps de faire l’amour ? Son mari la provoque : « Parce que tu ne veux pas le prendre » lui a-t-il lancé un jour alors qu’ils papotaient dans la salle de bain. En me rapportant ces propos, les yeux de la jeune femme s’embuent. Cette remarque ne lui semble pas juste.
Et même si le couple s’entend bien, je sens que la tension monte quand il s’agit de parler de sexualité.
Je l’interroge. « Noémie, est-ce que faire l’amour vous manque ? C’est peut-être la première question à vous poser, non ? » La jeune femme me répond après un court silence « oui et non ». Reconnaître l’ambivalence de son propre désir sexuel est une étape importante. Nous allons pouvoir l’évoquer ensemble. La plainte initiale « Je n’ai pas le temps de faire l’amour » apparaît dès lors comme un arbre cachant la forêt. Je lui propose qu’ensemble nous puissions contourner cet arbre et explorer ce qu’il camoufle. « Cela risque d’être labyrinthique ! » me dit-elle d’un ton léger pour remettre un peu d’humour. Ce n’est pas grave, j’aime les labyrinthes intérieurs, et mon métier consiste à aider les femmes à retrouver leur fil quand elles pensent l’avoir perdu.
Je sais pertinemment qu’au bout du fil nous retrouverons un peu de clarté.
Cela ne signifie pas que Noémie aura soudain envie de faire l’amour plusieurs fois par semaine ni qu’elle se transformera en « bête de sexe » aux dessous glamours, mais qu’elle aura trouvé des pistes de réflexion pour se comprendre et mieux encore, des mots pour en parler. Il est fort probable que cela l’apaise.
« Du temps, vous en avez, car vous voici en thérapie pour explorer votre rapport à la sexualité. » Je me sers de son désir de comprendre pour interroger son désir sexuel. Noémie est ambivalente oui, mais le désir de retrouver de la sérénité apparaît comme un véritable moteur, alors autant l’utiliser.
« La forêt, c’est plutôt inquiétant » me dit-elle. Je l’admets. Mais j’ajoute qu’elle n’y rentrera pas seule puisque je suis avec elle, qu’elle peut en ressortir à tout moment, que nous choisirons un rythme et que nous trouverons probablement des sentiers balisés.
Interroger son rapport à la sexualité est toujours courageux :
cela ouvre en nous les portes d’une sphère intime que nous pénétrons rarement ou que nous évitons de (re)visiter, paralysées par la peur de rouvrir des blessures passées, ou de (re)découvrir des choses, des vérités, une évidence, qui pourraient nous ébranler, blesser l’autre ou encore bousculer notre couple. Mais n’est-il pas libérateur de nous confronter à nos propres peurs, de mieux nous connaître, même si cela doit passer par des remises en questions ou des prises de conscience peu confortables ?
Dans un premier temps, Noémie reconnaît qu’elle n’a pas joué « franc-jeu » ces cinq dernières années : plutôt que de dire à son mari qu’elle ne souhaitait pas faire l’amour, elle a accepté des relations sans en avoir vraiment envie, juste pour répondre à son désir à lui, malheureusement persuadée qu’un homme devait « avoir sa dose », au risque d’aller voir ailleurs.
Aujourd’hui, la voilà saturée, pleine de rancœur à l’égard de cet homme qu’elle aime malgré tout.
Comment n’a-t-il pas compris son état d’esprit, lui qui la connaît si bien ? Si nous grattons ce qui se cache derrière cette difficulté à exprimer son désir, nous découvrons la peur d’être trompée ou quittée. Un classique, malheureusement, même si Noémie se reprend en me disant qu’au fond elle n’y croit pas, « mais on ne sait jamais » finit-elle par conclure. Et puis, cela la rend triste. Elle aimerait redécouvrir et partager avec lui cette intimité qu’il lui demande avec gourmandise, retrouver cette part d’elle-même, désirante, qui avait existé autrefois et qu’elle appréciait, malgré tout.
Noémie est une femme dévouée.
Elle reconnaît que son désir de répondre au désir de l’autre est souvent présent : elle aime faire plaisir. Ses cours de Pilates lui offrent un peu de répit, c’est toujours ça, mais nous évaluons que cela n’est pas suffisant. L’équilibre entre la femme de devoir, dévouée, engagée, généreuse et la femme de désir, qu’elle ne peut s’empêcher de trouver un brin égoïste est subtil.
La femme dévouée lui apporte de la joie, l’idée n’est donc pas de la faire disparaître,
il s’agit seulement de redonner de l’espace à la femme de désir, à celle qui accepterait de prendre un cappuccino en terrasse au soleil, qui enfilerait bien cette jolie chemise colorée, à celle qui, en définitive, accepterait de tendre l’oreille au murmure d’une autre facette d’elle-même, trop souvent ignorée : « Prends soin de toi, tu n’en seras pas moins aimée ou moins bien ».
Noémie apprécie son corps, connaît son sexe « dans les grandes lignes ». « Le clitoris est ici, me dit-elle, et les lèvres par là. Bon, d’accord, je ne suis pas hyper à l’aise. Ni avec mon corps ni avec mon sexe. » ajoute-t-elle en tordant son nez. Noémie me dit que son rapport au corps n’a jamais été simple, elle se trouve « trop » ceci ou « pas assez » cela, et ce dès l’enfance quand elle a commencé à essuyer des remarques désobligeantes de son entourage parce qu’elle avait fait sa puberté plus tôt que les autres jeunes filles de son âge. Les grossesses n’ont rien arrangé, marquant son corps de cellulite et de quelques vergetures qu’elle a du mal à assumer.
Finalement, il ne faut pas de grand-chose pour complexifier notre rapport à la sexualité :
des non-dits dans le couple, une dose de fausses croyances, une disposition au dévouement, un malaise avec son corps. Ces ingrédients suffisent pour embarrasser notre désir de faire l’amour, de nous mélanger, de nous retrouver, de nous amuser avec l’autre. Nous pourrions élargir le propos en citant également d’autres problématiques impactant le désir sexuel, comme l’influence des hormones, notre histoire personnelle, notre façon de considérer le corps et le sexe de l’homme, notre hygiène de vie, notre santé, les douleurs si il y en a, notre disposition à érotiser ou pas, etc.
Chaque histoire est singulière, contextuelle et traversée par de multiples facteurs.
Chaque histoire est également faite de périodes où la sexualité est plus ou moins fluide, plus ou moins présente : à ce propos, combien de couples me confient ce désir de se « reconnecter » alors que les enfants grandissent, de se remettre au centre de leurs préoccupation pour penser une sexualité sur mesure, plus mûre, déliée des injonctions ou de leurs propres croyances.
Ce sont peut-être les premiers fils à tirer dans ce labyrinthe : accepter de prendre un peu de temps pour soi pour ensuite habiter de façon nouvelle le berceau de notre couple, lui offrir du temps, comme un enfant que l’on voudrait choyer, peu importe la forme.
Finalement, c’est ce que fait Noémie dans ces instants de pauses thérapeutiques : un premier pas pour se mettre en chemin, un second pour interroger son désir, un troisième pour questionner son lien à l’autre, cet homme dont elle se dit amoureuse, un autre encore pour penser ce qu’elle souhaiterait vivre dans l’intimité érotique : du temps pour soi pour baliser du temps à deux.