Quand il passe la porte de la maison, il se dirige tout droit vers la table de la cuisine, sur laquelle il dépose son sac de voyage débordant de vêtements sales, qu’il ne pensera à mettre dans la corbeille à linge que quand il sera à court de slips propres ou de chemises repassées.
Il ne pose jamais ses clés de voiture au même endroit, et demain matin à 7h53, il me demandera où elles ont bien pu passer.
Quand il est de mauvaise humeur, il me pose des questions culpabilisantes — “Comment ça, tu n’as pas mouché le nez de la petite ?”. Il peut devenir extrêmement impatient avec les enfants, quitte à se casser la voix pour pas grand chose, et sans avouer que là, il est juste en manque d’une clope ou d’un repas bien gras.
Je n’ai pas choisi l’homme idéal.
Il travaille trop, il s’enferme aux toilettes pour jouer à des jeux de guerre, il ne retient pas la moitié des infos concernant l’agenda, il serait incapable de dire quel est le jour des poubelles — inutile de préciser qu’il ne connaît aucune date d’anniversaire (parfois, je dois lui rappeler la sienne).
Je n’ai pas choisi l’homme idéal.
Depuis que je vis avec lui, je dis beaucoup trop de gros mots. Il vit dans sa tête et parfois il s’y perd, tellement elle est saturée d’idées irréalisables et de plans inenvisageables.
Je n’ai pas choisi l’homme idéal.
Et souvent, je perd pied face à ses petits et gros défauts. À la moindre effusion de colère, je lui en veux d’être aussi irritable. Au moindre oubli, je me persuade qu’il n’a aucun intérêt ni pour moi ni pour les enfants. Et quand il sort avec ses copains, j’imagine que c’est pour me fuir — alors je déroule mentalement la liste de tout ce que je fais pour lui et dont il n’a même pas conscience, et plus je déroule, plus je me sens victime de son intolérable imperfection.
Son imperfection.
Quand ce mot perfore mes neurones, je passe en un éclair de l’exaspération à la honte. Oui, j’ai honte de manquer à ce point de compréhension face à l’imperfection de mon homme.
J’ai honte, parce que j’ai moi-même dû passer, en cumulé, plusieurs centaines d’heures dans divers cabinets de psys, pour apprendre à m’aimer telle que je suis, côté pile et surtout côté face — pour accepter mes petits défauts et même comprendre qu’ils font partie de mon charme et de ma force.
J’ai honte parce qu’ici, je prêche à tout va l’imperfection heureuse, ne cessant d’encourager les Fabuleuses à dire stop à la tyrannie de l’exigence… mais je dois l’avouer, trop souvent je suis bien infoutue de baisser d’un seul cran mes attentes illusoires envers l’homme qui partage ma vie. Malgré tout le chemin que j’ai pu parcourir pour adoucir mon perfectionnisme immature, comment est-ce que je peux encore être aussi exigeante envers lui ?
À quel moment, dans mon combat acharné contre cette pression intenable mise sur nos épaules par la femme parfaite (qui, cela a été largement relayé les dernières années, est une mytho, une connasse et tout et tout), j’ai pu oublier qu’il n’y a pas plus d’homme idéal que de femme idéale ?
Oui, pour être une femme épanouie, je dois briller au travail sans jamais empiéter sur ma sacro sainte présence maternante. Je ne dois jamais dépasser le 38-40, je ne dois jamais dire de conneries et surtout, je dois éviter de déverser mes émotions, de sorte à ne pas être une garce contrôlante. Bref, je suis une femme des années 2020 et quand j’aide mon mari râleur (pour ne pas dire super chiant) à chercher ses clés de voiture à 7h53, à quel moment est-ce que je me souviens qu’être un homme aujourd’hui, ce n’est pas si facile ?
Pour être au niveau de mes exigences, le mien devrait :
- me faire rêver tout en gardant les pieds sur terre ;
- comprendre mes peurs, mais ne jamais avoir peur ;
- s’arranger pour qu’il y ait de quoi payer les factures, tout en étant là, systématiquement, pour l’histoire du soir ;
- m’écouter déverser mes états d’âmes dépressifs et mes plaintes agressives, sans être autorisé à se défendre ; l’instant d’après, être frais et dispos pour me faire le câlin de l’année ;
- gérer le contrôle technique et passer à la déchèterie, sans oublier de passer prendre des sushis pour notre soirée en amoureux ;
- ressentir et exprimer tout le panel des émotions liées à la romance, et faire taire toutes les autres ;
- ne jamais exploser de rage et ne jamais rester enfermé trop longtemps aux toilettes, naturellement.
Non, il ne sera jamais au niveau de ces injonctions contradictoires. Non, il n’est pas parfait — et peut-être bien que ce que j’appelle faiblesse, manquement, défaut, imperfection pourrait se traduire par “différence”. Peut-être bien que son seul péché est de ne pas être… comme moi.
Peut-être bien qu’en continuant à escalader l’un après l’autre les échelons de la gratitude pour tout ce qu’il est et que je ne comprends pas, pour tout ce qu’il fait et que je ne vois pas, je pourrai m’extraire peu à peu des sables mouvants de cette exigence qui nous empêche tous les deux de respirer. Peut-être bien qu’en ouvrant les yeux du contentement, je pourrai voir à quel point sans lui, sa patience continuelle et son amour inconditionnel, je ne serais certainement pas qui je suis aujourd’hui.
Au début de mon chemin de transformation, j’ai été très concentrée sur la bienveillance envers moi — parce que pendant 30 ans, j’ai eu beaucoup, beaucoup de mal à m’accepter telle que j’étais. Plus j’apprends à m’aimer, plus je sais composer avec l’imperfection. Ce chemin, je veux continuer de l’arpenter en apprenant aussi à composer avec mon homme pas idéal — cet homme que j’ai choisi comme un package à prendre ou à laisser, et dont les imperfections sont, au fond, des cadeaux qui m’aident à grandir.
C’est aussi mon souhait pour toi, chère Fabuleuse :
une femme réconciliée avec elle-même n’est-elle pas une femme qui peu à peu, saura réapprendre la confiance, et retrouver le chemin vers les autres ?