Je la regarde ébahie. Son crayon tenu entre le pouce et l’index, elle est infiniment concentrée. À croire que plus rien autour d’elle n’existe. Les cris des enfants ont beau résonner dans la maison, elle ne les entend pas. Elle dessine. Le reste n’a aucune importance. Elle est parvenue à créer autour d’elle une bulle invisible qui la tient à distance du brouhaha ambiant.
Elle est ailleurs, sur la planète de son imagination.
Pendant qu’elle dessine, elle garde la tête légèrement de côté, ses cheveux bouclés cachent une partie de son visage angélique. Néanmoins, j’arrive à distinguer le bout de sa langue, qui s’est frayé un chemin entre ses deux lèvres pincées. Sa maman et moi échangeons un regard et dans un murmure, elle me chuchote à l’oreille : « C’est à chaque fois pareil, lorsqu’elle dessine, plus rien n’existe ! Dès qu’elle se concentre, elle sort sa langue. Elle me fait rire ! Mais surtout je ne le lui dis pas, elle penserait à tort que je me moque d’elle. »
Nous laissons cette petite artiste en herbe en plein processus créatif poursuivre son œuvre
et nous nous dirigeons vers la cuisine où nous attendent la brioche et les verres de jus de fruits posés sur la table pour le goûter. Mon amie est venue avec ses deux enfants partager un mercredi après-midi avec nous. C’est une vraie joie de se retrouver en toute simplicité.
Nous profitons du calme qui règne dans la cuisine pour poursuivre notre conversation.
« Pendant des mois, ces séances de coloriage et de dessin ont été un enfer. À chaque fois, c’était pareil. Alice avait une idée en tête. Un projet très précis. Mais dès qu’elle prenait une feuille et un crayon, elle n’arrivait pas à dessiner ce qu’elle avait imaginé. Elle s’énervait, c’était l’horreur. Elle partait dans des colères noires. Elle hurlait, elle déchirait tout. Combien de feuilles de papier j’ai retrouvées en lambeaux dans le salon ! Elle disait qu’elle était nulle. Il était impossible de la consoler. »
J’écoute mon amie et ma curiosité est piquée.
Comment a-t-elle fait pour aider sa fille, aujourd’hui si sereine dans mon salon ?
Je la laisse terminer son récit et je l’interroge.
C’est alors qu’elle m’explique : « Je lui ai appris à dessiner des cœurs. Des petits, des gros, des charnus, des longilignes, des généreux, des riquiqui, des insolents, des mange-tout. »
Autant de formes de cœur que de pansements nécessaires pour réparer les dessins et le cœur meurtri de sa fille.
Sur chaque rature, sur chaque coup de crayon manqué, elle lui a appris à dessiner un cœur.
Un cœur qui répare, un cœur qui console, un cœur qui sublime.
Elle a appris à accueillir la frustration et la colère de sa fille et a trouvé comment apaiser sa peine.
Je l’observe, je lis la fierté dans son regard. Une fierté toute légitime. Elle a offert à sa fille un cadeau inestimable, celui d’être vulnérable, imparfaite et de s’aimer en dépit de tout. Elle lui a appris à faire face à la difficulté, à l’imprévu de la vie, à la frustration.
À rebondir, plutôt qu’à détruire. À construire plutôt qu’à fuir.
Dans chacun de ces cœurs, c’est ce message qu’elle délivre : « Oui ma fille, ose, essaie. Tu vas y arriver. Si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera demain. Et lorsque tu te trompes, sache que cela ne fait pas de toi quelqu’un de nul. Dessine un cœur, tout simplement. Dessine un cœur sur ta blessure, dessine un cœur sur ton erreur. Tu as de la valeur, ce que tu fais est si précieux. Et mérite tant d’exister. »
Du haut de ses 4 ans, cette petite puce a déjà compris ce que beaucoup d’entre nous mettent une vie entière à réaliser.
Comprendre que la vie est imparfaite, que nous le sommes tout autant.
Qu’au-delà de nos actes manqués, de nos traits maladroits, de nos trajectoires échouées, peuvent s’entrevoir des myriades de possibles. Accepter que la difficulté fasse partie intégrante de la vie. Que nos erreurs ne sont pas là pour ternir le tableau de nos vies. Mais que sans contrastes, sans nuances, nos existences ne seraient pas si sublimes. Accepter que, face aux difficultés de la vie, nous avons toujours le choix : celui de détruire, tout déchirer en espérant recommencer à zéro, inlassablement bloquées au stade 1 de notre vie, ou celui de construire, malgré les erreurs de parcours, les petits ou grands ratages, en réparant les fissures au fil du chantier.
Il n’appartient qu’à nous dessiner des cœurs sur les pages de nos vies.
Je retourne dans le salon, je m’approche d’Alice sur la pointe des pieds et je regarde par-dessus son épaule. Aujourd’hui, il y a 3 cœurs. Le sourire accroché aux lèvres, un vent de joie autour d’elle lorsqu’elle se lève de sa chaise, elle s’approche de moi et me tend son dessin en disant : « Il est pour toi ! » avant d’ajouter : « Merci pour les crayons, ils sont vraiment bien ! ».