J’aurais préféré que tu te taises - Fabuleuses Au Foyer
Dans ma tête

J’aurais préféré que tu te taises

Rebecca Dernelle-Fischer 16 janvier 2020
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Oui, j’aurais préféré que tu te taises et que tu ne me fasses pas de remarque sur le fait que je n’allaite pas mon enfant. 


Oui, j’aurais préféré que tu te taises et que tu ne me dises pas que mon appartement est tellement en désordre que si tu étais en vacances chez moi tu commencerais par ranger.

Oui, j’aurais préféré que tu te taises plutôt que de me demander si mes chaussures ne devraient pas aller à la poubelle. 

Oui, j’aurais préféré que tu te taises au lieu de t’exclamer : « Mes enfants à moi ne porteront pas tous ces trucs roses avec des lamas dessus ».

Oui, j’aurais préféré que tu te taises plutôt que de me dire :

« T’as vraiment l’air fatiguée »

« Ton mari laisse trainer des trucs partout »

« Je t’envie »

« Tes enfants sont faciles, eux »

« Si j’avais ta terrasse, j’en ferais un endroit de rêve »

J’aurais préféré que tu te taises parce que je ne suis pas de pierre, et que quand tu mets ton doigt sur ces points-là, tu me tires dessus à bout portant, “BAM”.

Tu appuies sur mon bouton rouge, tu me mets KO.

Évidemment que tu t’étonnes, tu n’y peux rien, tu ne savais pas, c’était une blague, tu ne le pensais pas, je le sais… ou pas.

Tu as juste remué le couteau dans la plaie. Il y a des sujets dont je me fous, j’ai comme une carapace, je peux en rire avec toi. Parle-moi de mes puddings au sel et je rigole de bon cœur, fais une blague sur mon arrivée en retard à l’église le dimanche matin et je hausserai les épaules en mode « Et alors ? ».

Mais il y a des sujets où je suis à fleur de peau, des blessures du passé qui ont le sommeil léger, des nerfs à vifs. Sur ces sujets-là, un doute plane toujours :

« Et si ce qu’elle me disait était vrai ? ».

Non, tu ne pouvais pas savoir, c’est clair, mais j’aurais aimé que tu te taises. Parce qu’il y a des trucs que je n’avais pas envie de t’expliquer.

Si je n’allaite pas, c’est parce que le bébé dans mes bras n’est pas mon enfant biologique mais ma fille adoptive.

Si mon appartement te paraît en désordre, c’est parce que j’ai passé des heures à traduire des chansons pour enfants, à écrire des articles, que je me suis occupée de nos filles à plein temps et puis parce que vraiment je ne suis pas quelqu’un d’hyper structuré et que ce n’est pas le désordre qui m’empêche de dormir.

Et tant qu’on y est, je n’ai pas vu l’état de mes chaussures en les mettant, j’ai préparé mes filles, enfilé ce qui allait plus ou moins avec ma jupe, je ne les trouvais pas si immettables jusqu’à ce que tu me fasses un remarque. Peut-être même qu’à cette époque je n’avais pas l’argent suffisant pour m’acheter de nouvelles chaussures.

Tu vois ? La honte, quoi !

J’aurais aimé que tu te taises parce qu’au fond tu me juges un peu vite, c’est facile de conclure sur un instantané. Tu oublies parfois trop vite les filtres, le contexte, l’histoire d’avant, les tenants et les aboutissants.

Ce n’est pas méchant, mais ça coupe comme du papier. Et ça me fait mal parce que tu sais, j’essaie je faire de mon mieux, pas toujours mais le plus souvent. 

Certains me diront :

« Bon ben on ne peut plus rien dire, alors ! », ou encore

« Ohlala, t’es pas ouverte à la critique, toi ! » (je ris en écrivant, demandez à mon mari, il confirmera)

Non, je ne suis pas ouverte à la critique.

Parfois, je n’arrive (vraiment) pas à prendre de la distance.

Je me retrouve alors à faire un corps à corps avec la honte. Tout à coup, tes mots donnent raison à cette partie de moi qui me critique déjà tout le temps, qui me trouve nulle, qui n’hésite pas un instant à me gueuler :

« M’enfin, tu ne gères pas, mais alors pas du tout, quand vas-tu t’améliorer un peu ? Fais une mise à jour, quoi ! ».

Et c’est pour ça que j’aurais aimé que tu te taises, parce que tes remarques, je ne les connais que trop bien de l’intérieur.

Alors quoi ?

On se tait tous et on vit dans un monde de : « Je ne dirai que des trucs constructifs, positifs, qui portent l’autre » ? Soyons honnêtes : ça, c’est de l’utopie, ça ne se passe que dans les films de Noël à petit budget (que j’adore regarder, d’ailleurs !).

Je suis pour, pour qu’on essaie de moins critiquer, de ne pas comparer, de ne pas faire de remarque sans savoir… mais je sais qu’il y aura des ratés.

Assise devant mon thérapeute, je lui pose ces questions :

« Comment est-ce que je peux me protéger ? Comment faire pour que ça ne me fasse pas mal ? »

J’attends une potion magique, un bouclier émotionnel, j’espère qu’il me dira : « Fais ceci ou cela ». Il me dit : « En restant vulnérable, en laissant les mots te toucher, en ressentant l’émotion ».

Et là, j’ai envie lui crier :

« Merde quoi, WTF ! Je te demande comment ne pas avoir mal et tu me réponds calmement : “en restant blessable” ».

Cela me rappelle tant les écrits de Brené Brown sur la vulnérabilité (dont les livres Dépasser la honte, La grâce de l’imperfection et Le pouvoir de la vulnérabilité devraient être remboursés par la Sécu tellement ils sont enrichissants). Elle nous rappelle l’importance de ne pas marcher dans la vie derrière une armure, d’oser se montrer, de prendre le risque de s’en ramasser plein la tronche parfois, d’être au milieu de l’arène.

Elle nous encourage à trier les critiques, à ne pas se laisser mettre au tapis par les remarques, à reconnaître quand la honte nous attrape dans ses filets.

Ce qui nous déstabilise le plus dans les « blagues » des autres, c’est la honte qui nous prend aux tripes…  Et la honte est une émotion qui nous saisit littéralement au corps, qui nous brûle, nous bâillonne, nous fait transpirer, nous fait monter les larmes aux yeux, nous pousse à nous isoler et à nous taire, à lécher nos blessures en secret. 

Alors pour s’en libérer, il faut en parler :

  • Avec quelqu’un qui saura nous dire : « Ah ben oui, je comprends ».
  • Avec quelqu’un qui nous apprécie avec nos vieilles chaussures défoncées, notre chaos, notre envie d’étrangler les gens qui n’hésitent pas à faire des commentaires sur ce qui ne les regarde pas.
  • Avec quelqu’un qui nous rappelle la mélodie de notre cœur quand on en a oublié la musique.
  • Avec quelqu’un qui nous dit « Oh oui mais tu sais, ces filles-là se comportent comme la grand-mère dans Downton Abbey : des langues de vipère mais qu’on aime quand même bien au fond » ; ou encore : « Pour certaines personnes, c’est plus facile de se préoccuper de ta vie à toi et de tes problèmes que de faire face aux leurs »

« La honte tire son pouvoir du fait d’être indicible. (…) En prenant suffisamment conscience de la honte pour la nommer et l’exprimer, on lui coupe littéralement l’herbe sous le pied. La honte déteste les mots. Une fois exprimée, elle commence à se faner. »

Brené Brown, Le pouvoir de la vulnérabilité

Dans une relation, les mots peuvent faire de la casse.

Mais la bonne nouvelle c’est que les mots ont également le pouvoir de réparer. La blessure infligée par les mots se répare au mieux par d’autres mots, des mots bienveillants, qui font l’effet d’une pommade pour l’âme. 

Alors oui, j’aurais aimé que tu te taises mais tu ne l’as pas fait… Ça m’a blessée ; peut-être même que je t’ai rendu la pareille ou que j’ai eu le courage de te répondre que ça ne te regarde pas ou encore que je trouve ta remarque mal placée, blessante, que tu as tort.

Lentement, j’apprends à soigner ces blessures-là. J’explique le tout à une amie ou à mon mari, je hausse les épaules, je rouspète, peut-être même que je dis des trucs pas gentils sur toi… et pourquoi pas un retour du tac au tac à ta remarque : « Et tes chaussures, alors ? Elles sont mieux, peut-être ? » ?

Mais surtout, je reconnais la honte

…je la démasque, je la mets en mots et ce faisant, je me libère et puis j’en ris peut-être, un peu, beaucoup. J’essaie de me rappeler que moi aussi je dis des trucs cons, des blagues un peu méchantes, des remarques acérées (parce que qui comme moi, parle beaucoup, doit s’excuser assez souvent).

Et je me dis : « Ohlala, fabuleuses mais imparfaites, vraiment oui ! ».



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Cet article a été écrit par :
Rebecca Dernelle-Fischer

Psychologue d’origine belge, Rebecca Dernelle-Fischer est installée en Allemagne avec son mari et ses trois filles. Après avoir accompagné de nombreuses personnes handicapées, Rebecca est aujourd’hui la maman adoptive de Pia, une petite fille porteuse de trisomie 21.
https://dernelle-fischer.de/

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