Il est minuit. J’ai 23 ans et je viens de passer la soirée à discuter avec un type merveilleux. C’est l’homme de ma vie, c’est évident. Alors. Qu’est-ce que. Je fiche. Dans mon pieu ? Je n’ai pas son numéro et aucun espoir de le recroiser par hasard. Où est-ce qu’ils allaient boire un verre après, déjà ? Rue des Canettes ? Alors, ma cocotte, tu te relèves, tu te rhabilles, tu vas faire tous les bars de la rue et tu le retrouves.
Une heure après, c’est moi qui l’embrassais.
C’était culotté.
C’était il y a presque treize ans et quand je le raconte à nos quatre enfants, ça fait son petit effet.
Peut-être avez-vous comme moi grandi dans une famille où l’éducation des filles repose avant tout sur la transmission d’une certaine féminité. Combien de fois ai-je entendu « ne descends pas l’escalier comme un éléphant », ou l’ironique « sois douce et conciliante » alors que je ruais bruyamment dans les brancards. Il m’a fallu intégrer l’idée qu’une femme, c’est discret, ça s’adapte, ça se coule dans l’existant sans faire trop de vagues. D’après ce type d’éducation, la vocation de la femme est de s’épanouir en aidant les autres à se réaliser. « La femme soutient », « l’homme gouverne et la femme règne », ces phrases ont façonné la manière dont j’ai compris ma place dans le monde.
Dans ces conditions, il est presque honteux de s’occuper de sa propre réussite, c’est contre-vocationnel. Autant vous dire que « y aller au culot » n’est pas du tout, du tout encouragé.
C’est vulgaire, c’est déplacé, c’est gonflé.
Et pourtant…
Enfant j’ai adoré les « cap ou pas cap », j’étais presque toujours cap, j’ai adoré les défis idiots du type « je te parie que je vais demander très sérieusement des crampons de foot à talons chez Go Sport ». Un jour, mon père nous avait fait croire qu’il avait acheté un bateau. Avec ma cousine chérie, je suis entrée dans le magasin nautique pour demander si mon père avait bien acheté le « Rapala 19 » exposé sur le parking.
« T’es folle ! La honte !
– Pourquoi la honte ? Au moins on sait que c’était une blague. Qu’est ce qu’on risquait à demander, de toute façon ? »
En faisant taire cette petite voix qui me disait « ça ne se fait pas », j’ai expérimenté ce truc incroyable :
on ne meurt pas de se prendre une veste.
On joue rarement sa vie parce qu’on tente un truc un peu décalé. Ça permet d’oser beaucoup. Ça permet d’avouer son amour à quelqu’un qui ne s’y attendait pas, ça permet de contacter une jeune entreprise qui nous fait rêver et de proposer de contribuer à son projet, ça permet de réclamer à son boss les yeux dans les yeux d’avoir toutes les vacances scolaires parce sinon que c’est ingérable, et de les obtenir.
C’est facile pour certaines d’y aller « au culot ».
D’autres savent atteindre par d’autres moyens ce qui leur fait battre le cœur. Parce que c’est ça l’important : certaines choses valent le coup de s’exposer un peu, de ne pas toujours se faire passer en dernier.
Une femme culottée, c’est l’inverse d’une femme sacrificielle, qui finira par faire payer à tout le monde les concessions qu’elle a faites silencieusement pour l’épanouissement des autres, en attendant secrètement que quelqu’un s’occupe de son épanouissement à elle.
Ce texte se veut une sorte d’encouragement : on t’a dit qu’il fallait être discrète et souple ? Est-ce que ça te permet de réaliser ce qui te fait vibrer ? Si oui, c’est OK, tu n’as sans doute pas besoin du culot un peu bruyant que je pratique avec bonheur. Si non, sache que tu passes à côté de quelque chose d’extraordinaire. Le culot, c’est l’effacement de l’angoisse parce qu’on a compris que le sol ne s’ouvrira pas sous nos pieds si on se prend un mur.
Parfois ça échoue, parfois ça fonctionne et c’est merveilleux.
Une femme culottée, ce n’est pas forcément une femme qui porte la culotte, qui est forte en gueule et broie les coucougnettes de tous les hommes autour d’elle. C’est simplement quelqu’un qui se lance même si ça semble trop haut, un peu improbable, presque sans-gêne. Le culot c’est l’autre nom de l’audace, et si « culottée » ça manque d’élégance, « audacieuse », c’est terriblement classe. Avec les formules de politesse, un sourire et une voix douce, ça passe crème, et dans le dos de la femme culottée, on entend murmurer :