Trop longue, la route. Trop longue, l’attente sur les bancs froids des urgences gynécologiques. Les saignements s’accentuent et je sais bien que quelque chose ne va pas. Je fais tout pour laisser mon esprit se perdre, et Youtube me propose des contenus à l’infini, et je m’engouffre dans n’importe quelle vidéo, même de chat ou d’oiseau afin de ne pas penser, ne surtout pas penser que tu pourrais me quitter.
Le médecin guide la main de l’interne, lui expliquant comment trimballer la sonde à l’intérieur de mon ventre. Mes yeux sont rivés sur l’écran.
Je ne vois rien.
Je me rassure en me souvenant d’anciennes échographies qui elles aussi ressemblaient à des Picasso.
Et ils baladent la sonde de gauche à droite et de droite à gauche, et le médecin montre à l’interne comment faire pour voir ce qu’il se passe — ou plus précisément, pour voir ce qu’il ne se passe pas, puisqu’au bout de quinze minutes, tu n’as toujours pas montré ta frimousse.
Les larmes ne coulent qu’à partir du premier feu rouge.
Le trajet retour paraît plus rapide que l’aller.
Qu’est-ce que j’ai mal fait ? Pourquoi est-ce que je n’ai pas su te garder dans mon ventre ? Est-ce que c’est à cause du sport ? Est-ce que je travaille trop ?
Le pire, pendant les journées et les nuits qui suivent, c’est tout ce sang qui n’arrête pas de couler. Je bois le moins possible, afin d’espacer le plus possible mes passages aux toilettes. Je tire la chasse d’eau en fermant les yeux. Je n’en peux plus de tout ce rouge, je ne veux pas voir la mort sortir de mon corps qui était censé porter la vie…
Une banale fausse couche du premier trimestre
Il paraît que c’est comme ça que se termine 1 grossesse sur 4. Il paraît aussi que les mouches vivent 28 jours, les éléphants 60 ans. Et même que les tortues géantes des Seychelles meurent après 250 années sur Terre.
Je suis le petit prince, et toi tu es ma rose, celle qui meurt au soir.
Tu as eu une petite vie. Une toute petite vie.
Je ne te prendrai jamais dans mes bras, je ne saurai jamais si tu es un garçon ou une fille, je ne t’apprendrai pas le vélo. Je ne te présenterai pas à ton père (il aurait sorti sa guitare et il aurait inventé des chansons juste pour toi) ni à tes grands frères (ils auraient voulu te faire visiter leur trampoline dès le premier jour).
Pourquoi est-ce que c’est arrivé ? Où es-tu ? Est-ce que je penserai à toi jusqu’à la fin de ma vie ? Est-ce que je pleurerai à chaque fois ?
« Accident génétique. »
Le gynécologue m’expliquera plus tard que si j’étais restée allongée à longueur de journée, tu serais parti(e) quand même.
1 grossesse sur 4.
1 femme sur 2.
Statistiquement, j’en connais plus que je ne le pense, des fabuleuses qui sont passées par là. Je n’arrive pas à croire que tant de mères traversent cette tristesse transparente, cette souffrance sourde, ce deuil insaisissable.
Mais alors, si tant de femmes vivent une fausse couche, pourquoi j’en fais un plat ? Est-ce que j’en rajoute ? Est-ce que j’ai le droit de souffrir pour ça ?
Une amie m’annonce qu’elle est enceinte.
À quelques jours près, son terme correspond au jour où tu aurais dû naître. Je la félicite. Je parviens à contenir mes larmes pendant trois petites minutes. Elle me demande si ça va, si la nouvelle n’est pas trop difficile à avaler. Je m’effondre. J’ai honte. J’ai peur qu’elle pense que je suis jalouse. Je me réjouis vraiment pour elle. Ce n’est pas de la jalousie. Ce n’est pas une envie de pouponner. C’est un cri à l’intérieur, ce sont mes entrailles qui hurlent, et ma raison qui ne sait pas les faire taire.
Quand on parle fausse couche, les gens sont capables de dire de belles conneries. Je me mets en colère, parfois. Ma psy dit que c’est bon signe (“Les étapes du deuil, tu connais ?”, elle me dit). D’autres fois, j’étale de la morve sur l’épaule de mon homme ou d’une amie prête à dire “je sais”.
Je me suis mise à écrire, ça a donné ce texte.
J’ai hésité à le publier, et puis je me suis dit que ça me ressemblait, que ce serait ma manière à moi de valider ton existence. Ma manière à moi de lâcher prise, parce que j’ai décidé de continuer à vivre, et parce que ça commence par regarder ma souffrance en face. J’ai décidé de ne pas l’ignorer, de ne pas la taire, de ne pas faire comme si de rien n’était.
J’espère quand même que ça passera.
Peut-être qu’il y aura d’autres bébés après toi. Peut-être pas. Ce qui est certain, c’est qu’il est trop tard. Rien ne sera plus jamais pareil et personne ne pourra jamais te remplacer, toi, toi qui as eu une si petite vie. Une toute petite vie qui aura marqué la mienne au fer rouge, à tout jamais.