Été 2021.
Depuis quelques semaines, nous trions, jetons, rangeons. Les conduites à la déchetterie sont devenues régulières. Sur le palier, les cartons s’accumulent. Une soudaine frénésie de rangement nous aurait-elle envahis ? Pas vraiment. Cette agitation, tant physique que psychique, nous la devons à une mutation professionnelle. Dans deux mois, nous aurons débarrassé le plancher pour investir d’autres lieux, dans un autre pays.
En 22 ans de vie commune, nous avons déménagé six fois.
Nous avons changé de quartier, de région, de pays. Je sais que ce nombre est dérisoire, comparé à d’autres familles ; il me semble néanmoins suffisant pour admettre qu’un déménagement, c’est crevant. Selon une étude, 89 % des personnes se sentent stressées lors d’un tel évènement. Cette fatigue psychique et physique n’est pas qu’une illusion, un caprice : elle est bel et bien réelle.
Rétrospective
Jeune couple, nous avons quitté notre ville estudiantine pour rejoindre la capitale des Flandres. Déménager avait des airs de conquête, celle de notre vie à deux, loin de tous, étayée par nos rêves, nos premiers boulots, notre désir d‘enfant. Pas de larmes à l’horizon. Je ne voyais qu’un bel avenir, prometteur et léger.
Les suivants se sont inscrits dans la continuité d’une famille qui s’agrandit.
Fatigants, certes, mais toujours dans un esprit de construction. Trimballer nos cartons ne posait pas de problème. C’était pénible, oui, mais c’était chouette et bohème.
Nous avons rejoint quelques années plus tard la Provence, privilégiant la campagne à la ville, espérant de l’espace pour nos enfants. Ce premier très grand déménagement, associé à un changement radical de rythme m’avait surprise. Bien que nous l’avions pensé et anticipé, je faisais pour la première fois l’expérience qu’il ne suffisait pas de démonter nos étagères pour les transporter ailleurs. Il s’agissait plutôt de laisser derrière soi une période d’élan que nous avions aimée, riche en souvenirs forts et doux.
Notre installation n’a pas tardé. La maison que nous avions choisi d’habiter nous convenait sur mesure : elle me semblait intime et réconfortante, assez large pour nous tous et propice aux jeux et à la créativité. De plus, j’aimais son histoire. La quitter quelques années plus tard me paraissait absurde, avec un arrière goût d’inachevé. J’en voulais à mon mari de me balader comme il l’aurait fait avec une vieille valise et je me détestais exactement pour cela. Je pestais de le voir obéir comme un pion aux aléas des mutations institutionnelles. J’avais l’impression de manquer de souplesse, j’enrageais de perdre mon travail, mes repères, mes amis et tout ce que j’avais mis en place pour me ressourcer ou m’occuper de mes enfants de façon équilibrée.
Je me sentais condamnée à transbahuter mon corps ailleurs, tandis que mon cœur ne pouvait s’empêcher de rester accroché à cet endroit que je laissais, alourdi par diverses émotions comme celles de la tristesse, de la colère, ou encore de la peur. En faisant les cartons, je m’imaginais dans une barque arrimée au rivage d’un temps que nous avions aimé : la grande enfance des garçons, la naissance des filles, ma conversion professionnelle, les couleurs et les parfums enivrants de la nature. Il me fallait couper la corde, trancher ce lien, fil après fil, et cela me semblait fastidieux.
En repartant loin de notre maison l’été dernier, j’ai acté que nos enfants avaient grandi.
Faire confiance et laisser les deux aînés se prendre en charge, s’accommoder de notre nouvelle configuration familiale, se tourner vers une autre langue et goûter à la joie de se retrouver ensuite : un défi joyeux, mais un défi quand même.
Muter, au sens propre comme au sens figuré
Pour Alberto Eiguer, chaque déménagement nous incite à reproduire le geste d’émancipation initiale, le départ de chez nos parents. Les enfants qui suivent, répètent, eux, leur premier grand voyage, celui de la naissance. Sans aucun doute : déménager nous parle de séparation – et donc d’attachement – et de toutes ces étapes qui jalonnent notre vie, forçant à gagner en maturité mais aussi en liberté.
Ainsi, déménager ce n’est pas que faire ses cartons.
Ce n’est pas que repartir comme l’escargot, la maison sur son dos, afin de goûter d’autres feuilles un peu plus loin : déménager nous pousse effectivement à nous émanciper ou à renaître, quelque soit la distance parcourue.
Chaque déménagement nous invite à réactiver notre capacité à créer du lien, à découvrir de nouvelles cultures ou traditions, à construire de nouveaux repères. En nous déplaçant, nous nous métissons un peu. De mon côté, j’ai également gagné en souplesse, je vais plus vite à l’essentiel et les contrariétés matérielles me semblent aujourd’hui bien dérisoires. Ce qui m’importe le plus est de remettre du mouvement et de la vie là où je vais m’implanter. Déménager, d’une certaine façon, m’a engagée à muter, à me transformer, à innover en sortant de mon confort régulièrement pour m’aventurer dans d’autres contrées, spatiales, certes, mais aussi psychiques et relationnelles.
En triant mes affaires et celles de nos maisons, j’ai également saisi l’opportunité de fermer certaines malles et de clore certains sujets afin de m’en délester, pour en laisser d’autres ouvertes, prêtes à recevoir l’imprévu, non sans énergie je dois bien le reconnaître, mais toujours pour y récolter de bons fruits, à travers notamment les rencontres.
À toutes les fabuleuses qui galèrent en ce moment,
qui croulent sous le papier-bulles, le scotch marron, le marqueur noir à la pointe biseautée, et les cartons qui s’entassent, à celles qui stressent de ne pas savoir si elles parviendront à retrouver une qualité de vie en phase avec ce qu’elles souhaitaient, qui pleurent de laisser leurs copines et leur quartier, qui avancent dans le brouillard parce que l’école des enfants n’est pas encore trouvée : courage ! Prenez le temps de couper vos fils, de vous délester de certains paquets s’il le fallait, mais n’oubliez pas d’ouvrir vos fenêtres afin de vous laisser surprendre par le nouveau quand il surgira.