6h du matin, dans ma salle de bains.
Trois fois d’affilée, je remonte sur la balance, histoire d’être bien certaine qu’il n’y ait pas un court-circuit quelque part.
“J’ai pris tant de kilos que ça ?”
Dans mon cerveau pas encore réveillé, je tente un calcul :
“Si je soustrais le poids du bébé + celui du liquide amniotique + celui du placenta, ça fait combien de kilos logés dans mes fesses ?”
Il est trop tôt et je suis trop nulle en maths.
J’élabore donc un plan d’action post-partum :
“Dès la sortie de la maternité, je mangerai de la verdure matin, midi et soir. Je ferai une heure de marche par jour et en un mois grand maximum, j’aurai retrouvé mon poids d’origine.”
L’instant d’après, je me fous de moi : “Perdre tous ces kilos en 30 jours ? T’es vraiment optimiste et carrément tarée.”
Je lui en veux un peu,
à mon corps de femme enceinte, de s’arrondir de partout : s’il ne s’arrondissait que du ventre, ce serait bien mignon ! Mais il s’arrondit aussi des fesses, des cuisses, des mollets et de plein d’autres zones qui pendouillent de partout… Et puis, il me fait mal au dos, il m’empêche de dormir, il m’oblige à aller faire pipi trop souvent et à manger autrement.
Soudain, une grosse manoeuvre à l’intérieur de mon utérus : ça bouge dans tous les sens et je peux voir des petites bosses se déplacer à la surface de mon ventre. Tout à coup, je réalise que j’oublie un petit détail : mon corps est en train de fabriquer un bébé. Un bébé ! Un être humain ! Dix doigts, dix orteils, des bras, des jambes, des reins, un coeur qui bat, rien que ça !
Selon les standards actuels de la féminité, les effets de la grossesse sur le corps sont une liste de désagréments inacceptables, dont nous devrions effacer les traces au plus vite. Au point d’en oublier le principal : fabriquer une petite vie, c’est quand même un sacré exploit.
Il est trop fort, mon corps.
Mais moi, je suis là sur ma balance, à mettre la pression à mes cuisses en les prévenant d’avance :
“Si à telle date vous ne rentrez pas dans mes jeans, gare à vous les grosses !”
Faire preuve de dureté envers son corps face aux maux de la grossesse, c’est comme se moquer du boulanger parce que son tablier est couvert de farine, ou engueuler un mécanicien parce que ses mains sont pleines de cambouis — une exigence excessive qui fait des ravages parmi les mamans de ma génération.
Dans Recherche femme parfaite, Anne Berest a écrit :
“Nous sommes dans une société qui déteste les mères, qui déteste leur corps fatigués par les grossesses, qui répugne à voir ces ventres qui ont donné la vie. Si vous regardez bien, vous constatez que l’idéal de la femme d’aujourd’hui doit s’éloigner le plus possible de l’évocation de la mère.”
Ça vaut pour les femmes enceintes, mais pas seulement.
Aujourd’hui, pour être une femme accomplie, il faut :
- travailler 40 heures par semaine, mais préparer des plats bio-maison-locaux-vegan-sans-gluten-sans-lactose
- éduquer de manière positive et non-violente, tout en étant cadrante et sécurisante
- dire ce qu’on a sur le coeur, mais sans blesser personne
- soigner son apparence, mais sans être un objet sexuel
- allaiter mais pas trop longtemps
- sortir maquillée, mais pas trop
- être mince, mais avec des seins
- être aux fourneaux et au régime
- ne pas être une mère poule, ni une mère absente
- tenir sa maison correctement, sans passer pour une maniaque
- et, donc, fabriquer un être humain tout en rentrant dans un 36.
Résultat : nous sommes prises en tenaille entre mille injonctions étonnamment contradictoires. En psychologie, on appelle cela la double contrainte : répondre, en même temps, à deux attentes opposées. Comme lorsque j’attends de mon corps de fabriquer un bébé sans aucun dommage collatéral. En tout cas, c’est cette pression-là que je mets à mes cuisses et à mes fessiers !
Cette dureté ne produit rien de bon, à part une culpabilité constante et paralysante, néfaste autant pour nous que pour notre entourage.
“Alors toi, mon corps, je te remercie d’être vivant. Je te remercie pour le miracle que tu es. Je te remercie pour le boulot incroyable que tu es en train de fournir, en construisant un petit être humain. Tu as le droit d’être modifié au passage, tout comme la mère que je suis se voit modelée par cette attente et ne sera plus jamais la même. Tu as le droit aux stigmates de la maternité, tout comme la maman que je suis a le droit de ne pas cocher toutes les cases des standards qui lui sont imposés. Parce que oui, on peut être à la fois imparfaite et fabuleuse.”