Il y a quelques années, j’ai décroché le droit de sucrer mes haricots verts à la cassonade.
C’est fou, maintenant qu’on sait que le sucre, tout ça, tout ça, mais à l’époque, mon père m’avait dit, en soupirant :
— Allez, on ne va pas passer la nuit à attendre que tu les manges, ces pauvres haricots verts. Tiens, je te mets du sucre et un morceau de beurre salé, ça va passer tout seul.
Et comment, mon neveu ! J’ai englouti mes haricots aussi vite que s’il s’agissait d’une crêpe beurre-sucre.
En voyant mes enfants faire à table, des années plus tard, j’observe avec amusement que chacun a sa technique face au poulet rôti-haricots verts.
Mon aîné mange ce qui tombe sous sa fourchette. Mon deuxième mange ses haricots en premier, grimace de circonstance, en lorgnant sur son poulet. Ma troisième range ses haricots soigneusement et commence par le poulet, puisque c’est ce qu’il y a de meilleur, et la dernière commence par les haricots… parce qu’elle adore ça.
Face à la vie, est-ce que nous n’avons pas, nous aussi, nos techniques perso, issues bien souvent des partis-pris éducatifs de nos propres parents ? Fleur-Lise me confiait que le mot d’ordre chez elle était « commence par ce qui te rebute, tu te feras plaisir après ». Chez moi, la cage d’escalier résonnait souvent des râleries de mon père : « Jouer, jouer, jouer ! À votre âge, je ratissais la cour et je remplissais les abreuvoirs ! ».
Lorsque la maternité a vidé nos journées de leurs temps morts…
… cette belle philosophie de la corvée-avant-le-plaisir a vite montré ses limites.
Bons petits soldats, nous avons essayé de nous autoriser une sieste après avoir lancé la lessive, nettoyé les biberons, fait les courses, le ménage, écrit un mot de remerciement à ceux qui nous avaient envoyé un cadeau de naissance… Ah, zut, le bébé se réveille, on fera la sieste demain.
Une fois les rudiments de l’organisation avec un enfant intégrés, j’ai persisté malgré l’arrivée du deuxième, sachant que le premier marchait et que le poids des corvées s’en trouvait démultiplié. Mmmhh, les fresques au stabilo sur le mur du couloir, le biberon de chocolat chaud dévissé et reversé sur le tapis du salon… Tenir la maison dans un ordre acceptable devenait de plus en plus exigeant. Je mangeais mes haricots (sans sucre) en espérant atteindre ensuite le dessert qui s’éloignait inexorablement, comme la ligne d’horizon. Jamais de dessert.
Jamais ce moment-récompense de lecture, de musique, de promenade toute seule, de sieste, parce que les haricots n’étaient pas terminés.
Chère Fabuleuse, laisse-moi te confier un secret : l’assiette de haricots ne se vide JAMAIS !
Si comme moi, comme Fleur-Lise, tu attends consciencieusement de les avoir terminés pour enfin te faire plaisir, tu risques de te dessécher bien avant l’heure et de grincer : « Du temps pour lire ? Vous rigolez ou quoi, avec tout ce qu’il y a à faire ? ». Nous ne sommes plus des élèves qu’une force supérieure décide de récompenser pour ses bonnes notes, au moment du bulletin scolaire. La vérité, c’est que la vie de maman ne prévoit pas ces moments de bilan, comme celui du carnet de notes en fin d’année, parce que ça ne s’arrête jamais.
Il faut donc aménager des moments de récompense, même lorsque les haricots verts continuent de tomber dans l’assiette, nous n’avons pas le choix !
Alors tu décides : soit tu manges le dessert avant les haricots, comme le suggère le Fabuleux de Fleur-Lise, soit tu les saupoudres de sucre. Les deux stratégies ont du bon ! Si tu te présentes devant ton assiette de haricots avec la satisfaction d’avoir dégusté récemment un excellent dessert (ou un saucisson, pour les becs salés), tu seras sans doute davantage encline à compléter ce shoot de sucre (ou de gras) avec une bonne dose de fibres. Je reconnais qu’après m’être accordé une heure de sport à l’association de mon village (une expérience qu’il faudra que je te raconte un jour), alors même que la panière à linge déborde, j’ai une énergie à faire tourner le lave-linge rien qu’en le regardant. De la même manière, Fleur-Lise devient une machine à traiter la paperasse, pour peu qu’on lui ait laissé une heure pour dessiner tranquillement.
Si tu n’as pas de temps pour faire ce qui te plaît, vole-le !
L’option de sucrer ses haricots est intéressante sur le court terme, pour faire passer la pilule. Il s’agit de trouver le moyen d’enchanter tes corvées :
- leur trouver du sens, parce que c’est de l’amour que tu donnes, quand tu repasses un col froissé.
- les agrémenter d’une playlist qui te booste, d’un film que tu regardes d’un œil en épluchant tes patates, d’une plaque de chocolat que tu picores en remplissant des formulaires Cerfa…
Sucrer les haricots, c’est exactement ce qui « aide la médecine à couler » comme le chantait Mary Poppins, mais cela ne dispense pas de s’offrir le luxe de sauter à pieds joints dans un dessin peint sur le pavé et de s’évader quelques heures, loin de l’assiette de haricots.
Et toi, chère Fabuleuse, quelle est ta stratégie ?
(Et pardon pour toutes les fans de haricots, j’adore ça aussi, mais c’était trop risqué de vous faire sucrer du céleri rémoulade. Au moins, les haricots, j’ai testé.)