“Il a bien grossi, ton ventre ! Je crois que ce bébé-là, il va naître.”
Je suis allongée dans l’herbe, les yeux fixés sur un ciel sans nuages. Dans l’écartement de leurs petites mains bronzées, ils prennent les mesures de mon ventre.
Il y a quelques jours encore, l’un deux nous demandait, à mon mari et moi, tandis qu’il barbotait dans son bain :
“Est-ce que le nouveau bébé va mourir lui aussi ?”
Je lui envie cette capacité admirable d’exprimer son inquiétude avec une invraisemblable simplicité, tout en continuant de faire plonger ses Playmobil dans la mousse.
Toutes les quatre heures, ils viennent vérifier le bon déroulement de ma grossesse ; avec leurs petites mains pour instrument de mesure, ils s’assurent de la bonne croissance de mon tour de taille. Cette fois, ça a l’air bien parti.
Nous sommes heureux.
Pourtant, nous avons perdu notre naïveté :
elle nous a quittés un dimanche d’hiver, dans une salle d’examen des urgences gynécologiques. Cette croyance que l’on était intouchables, elle est partie s’installer pour toujours dans le ciel bleu que nous fixons cet après-midi, nos corps chauds étendus sur le gazon du jardin ensoleillé.
C’était une toute petite vie, qui a déserté mon utérus bien avant de pouvoir être inscrite à l’état civil. Alors, nous l’avons inscrite à l’état civil de nos mémoires. Nos enfants ne se trompent jamais dans leurs calculs :
“Chez les Bonhomme, on est 7 : Papa, Maman, Adelin, Roman, Céleste qui est mort, le bébé qui est dans le ventre de Maman, et Véga (le chien, ndlr).”
Quand Céleste s’est envolé(e), une partie de notre innocence s’est évaporée. Non, ça n’arrive pas qu’aux autres. Et oui, quand tu perds, tu sais au fond de tes tripes que tu peux perdre à nouveau.
Il paraît qu’il est conseillé d’attendre trois cycles avant de reprendre les essais pour retomber enceinte — ça permet à l’utérus de se régénérer. Moi, j’ai mis bien plus de temps pour me sentir prête à me réinvestir dans une autre grossesse.
J’ai eu peur.
En pensant à l’énergie dépensée pour traverser ce deuil de la fausse couche, je me suis sincèrement demandée si je trouverais les ressources pour me relever à nouveau de la perte d’un enfant.
Surtout, j’ai eu peur d’oublier Céleste. Une peur panique de remplacer ce bébé-là, si un autre devait venir agrandir notre famille. La peur que les gens disent : “C’est bon, vous l’avez maintenant votre bébé.” — comme si une vie, même toute petite, pouvait être effacée par l’arrivée d’une autre.
Au final, c’est tout l’inverse : plus ce bébé que j’attends prend de place dans mon ventre, plus il gigote dans mon utérus, plus je pense à mon bébé du ciel, à ce qu’il aurait pu être, à ce qu’il aurait pu vivre et à ce que nous aurions pu partager.
J’ai eu besoin de temps.
Du temps pour oser me remettre en position de vulnérabilité. Oui, être enceinte après une fausse couche, c’est de la pure vulnérabilité : un peu comme créer une entreprise après une faillite, accepter un rendez-vous galant après un divorce ou envoyer son manuscrit à un nouvel éditeur, après avoir essuyé plusieurs refus.
J’ai eu besoin de temps pour recommencer à croire en la vie, tout en me sentant prête à risquer la mort.
Et un jour, il y a eu ce test de grossesse positif. J’étais heureuse, mais pas aux anges. Enthousiaste, mais pas surexcitée.
Comme si ma joie avait perdu de son arrogance.
Un peu comme dans Vice Versa, quand les boules d’émotions ne sont plus ni bleues, ni jaunes, ni rouges, ni vertes — ma joie n’avait pas perdu de sa consistance ; simplement, elle était mêlée de ce sentiment de petitesse face à l’incompréhensible pourquoi de la vie et de la mort. Une sorte d’angoisse existentielle était venue teinter pour toujours l’antre de mon utérus.
Un puis, quelqu’un que je respecte beaucoup m’a dit un jour :
“Tu n’es pas responsable de la perte de ton bébé,
et si ça arrive à nouveau, tu n’en seras pas responsable.”
Ces quelques mots ont été une petite lumière sur mon chemin vers une nouvelle expérience de vulnérabilité : accueillir la vie dans mon ventre, sans pour autant savoir si je la porterai un jour dans mes bras. Accueillir la crainte de saigner à nouveau (au sens propre et au sens figuré), sans pour autant laisser cette crainte m’empêcher de vivre. Accueillir l’absence de contrôle que j’ai sur ma vie et sur celle de ceux que j’aime, sans pour autant me fermer comme une huître à la gratitude pour ce que j’ai à vivre, ici et maintenant.
Ici et maintenant, j’ai un mari qui se sert du saucisson pour l’apéro, un chien qui lorgne ledit saucisson, un enfant qui lit son Mickey Parade, un autre qui mesure mon ventre avec ses petites mains bronzées, un autre qui nous regarde, du haut d’un ciel sans nuages, et un autre, minuscule, qui donne des tout petits coups de pieds dans ma vessie.
Ici et maintenant, rien d’autre ne m’a été donné à vivre — alors j’ai décidé de le vivre pleinement.