Chère Fabuleuse,
Je vais donner un gros gros coup de pied dans la fourmilière et sans doute ne pas me faire que des amis, mais il me semble qu’il y a urgence.
Est ce que tu as, toi aussi, l’impression que la réalité de ce qui se vit dans les familles est peu à peu recouverte d’un voile pudique ?
Ce voile pudique, tu peux lui donner tous les noms que tu veux, j’ai l’impression qu’il est en train de devenir de plus en plus opaque, et ça, ça me fait peur. Je m’explique.
En tant qu’autrice de fictions, podcasts etc., je suis très souvent en position de dépeindre des réalités familiales, sociales, qui donnent matière à l’écriture d’une intrigue. Lorsque je propose mes projets (en dehors des Fabuleuses), je m’entends de plus en plus souvent répondre :
- Heu, oui mais là, ta relation père-fils, elle est trop viriliste. Il faudrait gommer ça. (Or l’histoire est justement celle d’un cheminement vers l’acceptation de son fils tel qu’il est, par un père un peu dépassé)
- Oh lala, tu parles de la violence contenue chez cette femme, mais on flirte avec la maltraitance, là ! Non, non, tu nous dévies cette violence hors du cercle familial. Il faudrait qu’elle se fight avec la voisine, par exemple.
- Mais heu, raconter qu’un gamin se fait mettre dehors parce qu’il révèle son homosexualité, c’est hyper violent et c’est carrément homophobe. Évitons de nous exposer à des retours virulents.
La famille et ce qui s’y joue devient un espace confiné derrière une vitrine parfaite.
On nage dans l’idéalisme. Et ce ne sont pas des familles dysfonctionnelles-qui-cachent-de-lourds-et-scabreux-secrets dont je parle. Ce sont des familles comme la tienne, comme la mienne. Des familles qui vivent au quotidien “la vraie vie”, avec son lot de fatigue et de paroles trop virulentes pour lesquelles on s’excuse, avec son lot de portes claquées et de gestes parfois mal maîtrisés.
Mais cette réalité, il devient impossible de la partager, d’en parler, de l’exposer.
Même sous l’angle de la fiction qui, depuis toujours, tient un rôle cathartique où peuvent se déverser les non-dits de toute la société. Bien sûr, il est toujours permis de montrer la violence, d’exposer des dysfonctionnements graves, d’ailleurs les téléfilms du jeudi soir en font leur beurre. Mais alors, il faut que ces gestes violents, ces paroles malheureuses soient commis et prononcés par d’affreux parents déviants qui seront punis à la fin. Pas par des gens comme vous et moi qui se laissent brièvement dépasser par leur colère, leur frustration, leur fatigue.
Insidieusement, le parent imparfait, qui parfois laisse échapper un geste qu’il regrette très vite,
est en train de disparaître des radars. Il n’existe plus.
D’ailleurs je te mets au défi de citer la dernière fois où tu as pu t’épancher sur cette claque qui a surgi de nulle part et pour laquelle tu t’en veux encore.
Je crois qu’on assiste à une immense entreprise de “purification” de la représentation parentale en société.
Le “voile pudique” qui recouvre la réalité vécue en famille est en train de s’opacifier. Est-ce que ça signifie que les pères et les mères ont complètement cessé de crier, de « donner une tape » et de commettre toutes ces « violences éducatives ordinaires » ? Bien sûr que non. Mais plus personne n’en parle.
Plus personne n’ose dire ce qui se passe réellement dans son cercle familial.
Or on ne peut traiter que ce qui est montré. Comment donc apporter des solutions à ces parents qui n’ont plus d’espace pour s’exprimer ? L’invisibilisation de ces parents contribue à faire pourrir des situations qui auraient simplement besoin d’être exprimées pour être assainies.
À l’heure où nous préparons la publication de ce texte, nous nous heurtons à une impossibilité de l’illustrer au premier degré : aucune base d’image ne montre de mère sur le point de lever la main sur son enfant. Ah, si, une seule, et c’est une femme qui porte une perruque et a le visage entièrement déformé. C’est une sorcière. À moins d’être une perverse maltraitante, une maman qui dérape, ça n’existe pas…
L’effet de cette hypocrisie éducative est à mon avis aussi grave que les faits souvent très isolés qu’elle dénonce.
Au lieu d’offrir un espace où les uns comme les autres peuvent partager leur désarroi, leur incompréhension de cette violence qui leur échappe parfois, on propose de poser sur l’intimité familiale un couvercle bien hermétique. Non seulement la pression ne s’évacue pas, mais on est en train de créer les conditions d’une omerta de plus en plus puissante. Nous devenons schizophrènes, et je serais curieuse de connaître la réalité de ce qui se passe dans les familles dont la maman commente à tout va sur les réseaux sociaux : « Horrible, il faudrait leur couper les mains à ces parents qui osent lever la main sur leurs enfants, chez moi jamais, jamais, jamais ça n’arrive ».
Plus la vitrine est belle, plus je me dis que le voile est impénétrable, et plus je suis tentée de croire que la réalité derrière est laide (c’est une déformation professionnelle, j’écris du roman noir). Mais j’aimerais qu’on y pense à deux fois avant de glorifier une société non violente et lisse qui jamais ne dérape.
Rien que de le dire publiquement, je sais que je suis en train de créer en vous le doute : « Si elle dit ça, c’est qu’elle se cherche des excuses parce qu’elle tape sur ses gosses. » Wahou… Nous ne sommes pas (nécessairement) ce que nous écrivons. Et décrire la réalité ne signifie pas non plus qu’on la cautionne ni qu’on la promeut. D’ailleurs, en trois romans j’ai décrit cinq meurtres sans en avoir jamais commis aucun. Fou, non ?
Moi, cette société du soupçon systématique me pèse de plus en plus.
Je crois davantage aux bienfaits d’un discours de vérité, dans laquelle un geste qu’elle regrette ne fait pas d’une femme, une mauvaise mère. Je souhaite que la société cesse de se pincer le nez et de clouer au pilori en poussant de hauts cris pour davantage écouter et chercher des solutions. Cesser d’être hypocrites pour être vrais, c’est rendre service à tout le monde.