Audrey est une mère de famille sur le point de se noyer dans la charge mentale. Un jour qu’elle s’arrête au supermarché pour acheter à la hâte des citrons, elle sent une étrange présence qui l’observe de près. Elle est alors embarquée malgré elle dans un roadtrip impétueux.
Agathe Portail écrit des polars publiés chez Calmann Levy. Elle est également maman de quatre enfants rapprochés et lectrice assidue des mails du matin. Des citrons et des piles est sa première fiction pour les Fabuleuses au Foyer.
Épisode 5 : Lynda dit vrai
Elle sortit du commissariat sans protester, sans commentaire, abasourdie au point qu’aucune pensée cohérente ne parvenait à sortir de son usine cérébrale en surchauffe. Hébétée sur le trottoir, elle en oubliait de cligner des yeux et c’est avec un pas chancelant qu’elle s’approcha de sa voiture.
Le halo des lampadaires lui semblait fantomatique, les larges avenues trop désertes pour être honnêtes, elle se mouvait dans une dimension qui n’était pas la sienne, se débattait dans un scénario où tout s’écrivait sans elle.
Elle avait le sentiment de vouloir faire entrer un cube dans un trou triangulaire :
rien, rien n’avait de sens et pourtant, le cube passait de l’autre côté sans qu’elle comprenne comment. Avec un vertige de frayeur, elle songea qu’elle pouvait avoir oublié un pan de sa vie, ou qu’elle venait de se découvrir un trouble de dissociation de la personnalité, qu’elle devenait schizophrène…
Une fois derrière le volant, elle ne comprit plus l’intérêt de démarrer la voiture.
Pour aller où ? Machinalement elle fouilla son sac à la recherche de son téléphone et tenta de nouveau d’appeler chez elle. Personne ne répondit. Elle flottait dans un absurde entre-deux et n’aspirait qu’à se raccrocher à quelque chose de connu. Le billet de concert abandonné sur le fauteuil avant lui sembla finalement la piste la plus concrète pour se raccrocher au réel. Elle l’empocha, tira de la boîte à gants la feuille de réservation de l’hôtel et marcha en direction du front de mer.
De loin, les néons affriolants du Casino lui heurtèrent l’œil et elle douta d’avoir envie de ce débordement de lumières et de son.
On la bouscula, elle dérapa du trottoir
et ne dût son rétablissement qu’à la poigne efficace d’un motard à blouson brodé de langues de feu. Dans la file qui s’étirait devant les portes de la salle de spectacle, elle attrapa quelques bribes de texte fredonné, des phrases qu’elle connaissait par cœur et savait où placer dans chaque album de Lynda Lemay.
Elle espérait depuis des années pouvoir l’entendre « en vrai », elle s’était gonflé le cœur de ses chansons et la perspective de la voir sur scène lui semblait aujourd’hui affreusement fade. Dans cette file d’inconnus elle n’aspirait plus qu’à entrer pour s’asseoir, se laisser glisser dans une forme d’oubli, oubli de son coup de tête et de l’incompréhensible silence de son mari qui ressemblait terriblement à de l’indifférence, oubli de son désarroi total face à l’irrationnel de la situation.
Le moelleux de son fauteuil bordeaux l’engloutit tout entière et elle ne prêta aucune attention aux voisins qui se glissaient entre les rangs pour remplir les espaces vides.
Lorsque la lumière faiblit, elle sentit une main se glisser dans la sienne et fit un bond de recul.
À sa gauche, le sourire un peu emprunté, elle reconnut son mari.
– Alors mon jeu de piste, tu l’as trouvé comment ?
Elle l’aurait giflé, elle l’aurait embrassé de se trouver là, exactement au moment où elle se sentait perdue au point de ne plus savoir de quoi elle avait besoin pour pouvoir respirer de nouveau normalement.
– C’était toi ? Mais comment tu as… comment tu savais que je partirai ?
– Je crois qu’on l’a senti tous les deux. Ça fait un moment que tu as besoin d’air. Alors je me suis dit « allons-y ».
– Allons-y ?
– Allons-y, changeons cette bagnole pourrie pour la même en moins pourri et profitons-en pour rendre à ma femme l’esprit d’aventure qui me plait tant chez elle.
Il semblait rajeuni dans son polo usé, les yeux brillants d’incertitude,
ne sachant pas si elle allait rire ou pleurer.
Alors qu’elle tenta de sourire, deux larmes grosses comme l’ongle s’échappèrent de ses yeux et vinrent s’écraser sur l’accoudoir usé.
– Et le citron ?
– Un prétexte.
– Et la clé qui a ouvert une nouvelle voiture ?
– Échangée par la grande sœur d’une copine de Margot entre le rayon fruits et légumes et le rayon piles.
– C’était ça…
– Le scoubidou était trop compliqué à imiter, il a fallu choper le trousseau pour y changer la clé.
– Tu es dingue.
– J’ai intérêt si je veux que tu me choisisses encore.
Sur scène, Lynda Lemay entonna le titre qu’elle aurait voulu réclamer si elle l’avait pu « Je cherche un homme de 50 ans ».