Audrey est une mère de famille sur le point de se noyer dans la charge mentale. Un jour qu’elle s’arrête au supermarché pour acheter à la hâte des citrons, elle sent une étrange présence qui l’observe de près. Elle est alors embarquée malgré elle dans un roadtrip impétueux.
Agathe Portail écrit des polars publiés chez Calmann Levy. Elle est également maman de quatre enfants rapprochés et lectrice assidue des mails du matin. Des citrons et des piles est sa première fiction pour les Fabuleuses au Foyer.
Épisode 1 : Angoisses en libre service
Sur le cuir brûlant du fauteuil avant, le portable vibra. Alors qu’Audrey s’était jurée de ne plus jamais, jamais tenir son téléphone à la main tandis qu’elle conduisait, elle tendit la main et fit défiler le SMS.
« J’ai oublié le citron. Est-ce que tu peux en prendre ? Et des piles AAA, ça serait top. Bisous trésorette ».
Les platanes défilaient de chaque côté de la route, impavides et rougissants comme deux rangs de plantons anglais. L’automne faisait s’effilocher les beaux jours, les derniers soleils brûlants devenaient roux et elle commençait à percevoir des effluves de champignons quand elle ouvrait sa vitre entre Pontoise et Génicourt.
Elle laissa filer un « psss » désabusé et braqua sur la gauche pour s’engager sur le parking bondé de la grande surface devant laquelle elle passait tous les matins et tous les soirs.
Elle sentait au creux de son ventre grossir cette boule dure qu’elle connaissait bien,
cet amas de frustrations enkystées qui lui pesait chaque jour davantage. Quand elle y pensait, elle se figurait un entrelacs de questions-réponses qui ricochaient les unes contre les autres dans un ballet désespéré : « Mais comment font les autres ? Elles ont fait d’autres choix, des choix mieux éclairés… Pourquoi j’ai l’impression que tout repose sur moi ? Parce que tu n’as pas voulu laisser les autres faire moins bien que toi… J’y arrive pas, j’y arrive pas, j’y arrive pas. À quoi ? À rien. J’arrive à rien. ». Avec une inspiration profonde, elle s’engagea dans une allée, trouva une place dans laquelle elle se glissa et attrapa les sacs qu’elle gardait dans le coffre.
Pour une fois qu’elle y pensait.
Pourquoi ce dîner ? Pourquoi avoir dit oui à Margot, sa fille aînée qui voulait à tout prix refaire la tarte au citron d’Astrapi dont elle gardait la photo dans son portable ? Et son mari, déjà rentré à la maison, ne pouvait-il pas ressortir, lui, pour ces six citrons ? Il faisait d’autres choses, elle se le répétait en boucle, mais elle avait de plus en plus de mal à trouver un équilibre dans la répartition qu’ils avaient librement choisie au début de leur mariage, treize ans plus tôt.
Elle ferma sa vieille Citroën 7 places et hésita devant la cabane à chariots.
Le peu qu’elle avait à acheter ne nécessitait pas une fouille acharnée au fond de son sac à main pour y débusquer une pièce d’un euro. Elle renonça, pénétra dans la longue galerie et fonça en direction des agrumes.
Que ces préoccupations lui semblaient mesquines, misérables, qu’elles étaient loin de ce qu’elle imaginait pour elle-même avant, avant que la fatigue et la vie de mère de famille ne grignote la personne qu’elle était alors. Quelqu’un de joyeux et de vif, d’intelligent, même. Les piles, flûte, elles étaient à l’autre bout, elle était passée devant. Vraiment trop gourde, ma pauvre fille.
Alors qu’elle calait sous son bras son sachet de citrons, elle sentit qu’on la poussait contre l’étalage de poireaux. Quand elle se retourna pour protester, elle ne vit personne à proximité. De toutes façons elle n’avait ni le temps ni l’énergie de s’insurger, elle était de ces femmes qu’on peut pousser sans conséquence dans les poireaux.
Les piles. Le dîner. La tarte.
De nouveau, sous les néons de la poissonnerie, elle eut cette sensation étrange de proximité.
Elle se sentait observée sans savoir par qui, à cause d’un frôlement, un murmure peut-être, qu’elle attrapait au vol dans le brouhaha des caddies qu’on pousse et des réflexions que l’on se fait à mi-voix. Un malaise diffus lui noua le larynx. Elle pressa le pas, se grondant intérieurement de se croire le centre d’une autre attention que la sienne. Mais ce souffle chaud qu’elle sentait dans son col, ce parfum un peu aigre, ce regard planté quelque part entre ses omoplates, elle les percevait vraiment. Cependant, à chaque fois qu’elle se retournait, son sac serré contre elle et ses citrons sous l’aisselle, elle ne voyait personne et se sentait plus misérable encore dans son angoisse de bonne femme apeurée.
Devant les piles, elle se sentit de nouveau touchée, palpée presque, et le feulement qu’elle poussa fit tourner la tête à son voisin qui comparait deux ampoules basse consommation. Elle en aurait pleuré, les nerfs à vif et la détestation de soi poussée à son maximum.
Il n’y avait personne derrière elle. Personne. Elle perdait pied.
Une bouteille de lessive sous un bras, et au creux de l’autre, un sac en papier kraft sur le point de craquer, elle sortit sur le parking. La chaleur écrasante qui montait du bitume lui fit un lourd manteau et elle cligna des yeux, aveuglée.
Où avait-elle garé la voiture ?
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