J’ai 22 ans, l’avenir est chargé de promesses bienheureuses : d’ici quelques semaines, j’épouserai un homme, le mien, choisi et profondément chéri. Dans une salle éclairée de néons blancs, nous assistons lui et moi à une formation sur le mariage. Il s’agit d’apprendre à déjouer les pièges de cette aventure pour ne pas se séparer.
Je prends note de quelques conseils : il faudra parler, bloquer une soirée par semaine, un week-end par trimestre, une semaine par an, tout cela en couple, c’est-à-dire sans les enfants. « Bien sûr que nous allons réussir notre couple », me dis-je. En effet, papoter avec son amoureux, dîner au restaurant et partir en goguette, qui s’en priverait ?
Trois années se sont écoulées et deux enfants sont arrivés.
J’ai 25 ans. Notre vie familiale s’organise, nous sommes heureux, à un détail près : nous n’avons toujours pas mis en place la moitié des bons conseils reçus dans la formation dont je te parlais plus tôt. Pas de soirée en couple en dehors de la maison ni de virée en goguette sans les enfants. Les raisons sont simples : d’abord, nous ne vivons que sur un seul salaire. Cette réalité financière limite drastiquement le budget baby-sitter, les sorties et à plus forte raison les semaines en amoureux. Par ailleurs, nos parents vivant à plus 800 kilomètres et travaillant encore ne peuvent pas devenir ce relais précieux qu’on nous avait fait miroiter (relais que nous aurions apprécié, assurément, pour nous évader à moindres frais).
Sans demi-mesure, je me persuade alors que nous allons droit dans le mur,
que notre mariage est bientôt foutu et que nous devons de toute urgence appliquer quelques bonnes recettes pour ne pas sombrer. La pression monte, alors que tout va bien.
Situation exceptionnelle ? Absolument pas. Bien des années plus tard, dans l’intimité de mon cabinet de conseil conjugal, je fais ce même constat : de nombreux couples peinent à se retrouver à deux de façon régulière, encore moins une semaine par an. Les raisons sont multiples : la réalité financière et l’absence de famille proche sont souvent évoquées. Pourtant, ils déposent en séance ce même désir, authentique, celui de « réussir leur couple ». Ce n’est pas ce désir que j’interroge, car il est bien légitime, mais plutôt l’injonction, la pression, qui en découle. Celle-là même que j’avais connue des années auparavant, écrasante.
Revenons au jeune couple que nous étions.
Nous ne pouvions nous offrir ces temps préconisés par les formateurs de l’époque et j’avais du mal à comprendre ce que signifiait « parler en couple ». Je pensais qu’il fallait parler, toujours parler, échanger, expliquer, continuer de se découvrir et d’entretenir ce babillage amoureux caractéristique des premiers temps de la rencontre, ce qui parfois me barbait. Quand je fais un état des lieux de nos trois premières années, je me rappelle que je restais néanmoins enchantée par ce que nous vivions.
Notre quotidien était bourré d’imprévus, de joie, de projets.
Et même si, comme de nombreux jeunes couples, nous endurions les rhumes en cascades, même si les cernes témoignaient de notre fatigue, nous étions heureux d’être là, tous les quatre.
Tracassée par tout ce que nous ne faisons pas, je profitai d’une soirée tranquille avec mon homme pour évoquer mes préoccupations. Il me répondit étonné : « Mais, est-ce que tu as l’impression que nous allons mal ? » Non, j’avais juste peur du spectre de la séparation, celle qui planait au-dessus de nos têtes, celle énoncée lors de cette fameuse soirée, confortée par les chiffres de l’INSEE. Il fallait faire attention. Très attention. Et pour contrer cette malédiction, il fallait prendre soin de son couple « comme ceci et comme cela », comme ce que nous avions entendu ce soir-là.
Je me recentrai alors pour faire la liste de ce que nous vivions de bon dans toute l’imperfection de nos premières années. Je fis l’inventaire de ce qui me nourrissait, de ce qui nous rassemblait en dépit du fait que nous partions si peu, seulement à deux.
Les souvenirs ressurgirent à la pelle.
Je pensai à cette bière prise en couple au couchant du soleil sur les bords de la mer du Nord, alors que nos deux petits roupillaient dans leurs poussettes, saoulés par le vent. Je revis cette soirée crêpes où j’avais cru mourir de rire en voyant mon homme si maladroit, envoyer valser les galettes dorées en l’air pour amuser les enfants ; à cette nuit si douce, chaleureuse et malicieuse qui avait suivi entre ses bras. Je repensai à ces trajets en ville après avoir déposé nos enfants à la crèche et avant de nous séparer pour retrouver, lui, ses classes, moi mon amphi universitaire.
Je repensai à tous ces moments nourris de lui et de moi,
de ce « nous deux » que j’aimais tant, dans notre quotidien tout simple, un peu farfelu parfois, dans la maison que nous retapions, au milieu des pièces que nous détapissions avec patience. Je repensai à ces tours de quartier le soir pour fatiguer nos petits, à ces bons gueuletons-maison qui valaient bien un restaurant, à ces conversations jusqu’à point d’heure, à critiquer l’actualité quand ce n’était pas nos voisins, à disserter sur nos dernières lectures, à rêver d’avenir. Je repensai à nos escapades en famille qui, même si elles étaient vécues avec nos enfants, nous avaient rapprochés, imbibées de cette tendresse qui avait fini par nous envelopper, égaillées par les jeux de mots coquins que nos bébés ne pouvaient comprendre. Je repensai à tous ces instants de couple ordinaires, semés dans le tourbillon de notre vie, à ces bouffées d’air respirées à deux, entre un devoir à rendre, un biberon à faire chauffer, une machine à étendre. Bouffées d’air agissant comme une vitamine C affective, colorant ce qui nous tenait tellement à cœur : notre lien.
Je pris alors conscience que du temps en couple, nous en avions et que nous en vivions.
Non pas sous la forme d’une sortie par semaine sans enfant, ni sous la forme d’un week-end par trimestre ou d’une semaine par an en tête-à-tête. Ce temps à deux se nichait au cœur de notre foyer, jour après jour, il saupoudrait notre quotidien, s’écoulait au goutte à goutte ici et là. Et je l’aimais sincèrement.
Dernièrement, un couple que j’accompagnais comparait sa vie à un jeu de cartes. La situation financière et familiale dans laquelle ils étaient ne leur permettait pas d’appliquer les bons conseils d’escapade en amoureux qu’ils avaient glanés dans les médias. Leurs cartes, celles qu’ils avaient en main, ne leur permettaient pas de jouer ce jeu-là. Par contre, ils avaient tout de même des cartes en main et donc une partie à jouer. Charge à eux d’en déterminer les règles.
Il est évident que le conseil préconisant aux couples de passer du temps ensemble tombe sous le sens et je suis la première à le rappeler aux personnes que j’accompagne.
La relation à l’autre se tisse dans un échange régulier,
ancré dans la réalité quotidienne, favorisant une intimité aux multiples facettes allant de la plus prosaïque (entendre l’autre aller aux toilettes, le voir se gratter le nez, le découvrir de mauvaise foi) à la plus fantastique (le voir se dépasser dans un exploit sportif, se laisser surprendre par sa fougue érotique, par ses idées ingénieuses…). En revanche, la façon dont les couples décident de la forme de ce temps passé à deux leur appartient et dépend des possibilités que leur offrent leur environnement, leurs finances, leurs points communs…
L’écueil des « bons conseils », dispensés ici ou là, est qu’ils provoquent chez certains, non seulement une idéalisation de la relation conjugale, mais aussi un formatage, les privant de toute imagination et parfois (surtout) de simplicité.
La tentation de croire que les voisins ont pioché un jeu bien meilleur que le nôtre est bien réelle. La vie des autres peut apparaître plus fun, plus riche, plus érotique ; car la vie de couple est si intime que l’on préfère montrer seulement ce qui va bien et garder pour soi ce qui ne va pas.
Nous pouvons avoir de bonnes raisons de penser que « chez les autres, c’est mieux ».
Une fausse couche, des déménagements à répétition, une situation financière tendue, une (belle) famille complexe ou envahissante, un travail peu épanouissant et bien d’autres sujets encore sont autant de facteurs de tristesse, de désillusion, de comparaison, de discorde.
Néanmoins, il serait utopique de croire qu’une soirée par semaine, un week-end par trimestre et une semaine par an sont LA réponse à toutes les tensions inhérentes à la vie de couple et de famille.
L’idée n’est pas tant de quantifier le temps que le couple passe ensemble, seulement à deux, mais plutôt de savoir ce qu’il fait de ce qui lui est donné de vivre, de ce qui lui est possible de vivre. Dans cette perspective, il me semble plus intéressant de se demander seul(e) puis à deux : « quelle saveur est-ce que je veux donner à ma vie de couple et de famille, et comment puis-je le faire, concrètement, en fonction de la réalité de ce que nous vivons ? »
Toute activité ou tout projet vécu par obligation, dans un but de perfection, pour appliquer scrupuleusement un bon conseil ou pour pallier une angoisse de rupture, risque de devenir à un moment donné, source de rejet. La représentation que l’on se fait de la vie de couple devient alors tyrannique et finit par étouffer notre spontanéité et parfois notre bon sens.
Chère Fabuleuse, que tu sois team partir-en-goguette-à-deux-en-dehors-de-la-maison ou team maison-on-se-débrouille-ensemble-avec-ce-que-l’on-a, garde une chose en tête : la réussite de ton couple correspond plutôt à l’intimité que vous parvenez à créer entre vous. Elle ne dépend pas forcément du nombre de sorties, même si celles-ci peuvent y participer, mais plutôt du sel, c’est-à-dire de la saveur de votre investissement, de votre capacité à créer des bulles de « vous deux ». Et même si ces bulles vous paraissent petites, n’oubliez pas que quand on les regarde voler, on y voit des arcs-en-ciel !