« Chacun trimballe ses casseroles »
affirme un dicton en évoquant le poids des tares et des blessures passées. J’aime pour ma part comparer l’histoire de chacune des femmes que je reçois à un sac à dos. Ce que j’aime dans l’image du sac, c’est d’abord qu’elle convoque mille formes, du baluchon léger à la valise XXL, et ensuite qu’un sac peut se vider ou se remplir selon nos besoins au gré du chemin.
Les femmes qui font appel à moi me disent leur besoin de poser leur sac.
Si elles sont conscientes qu’il est devenu trop lourd pour elles, elles ignorent souvent où se loge ce poids.
Comme une mère dirait à sa fille, soupesant son sac d’école : « Mais, il est très lourd ce sac ! Qu’est-ce qui pèse si lourd ? Ah d’accord ! Je vois que ta gourde est remplie d’eau, c’est cela qui ajoute tant de poids ! », mon travail consiste à chercher avec elle les éléments responsables de ce « surpoids ».
Avec elles, je tâtonne, j’essaie, je propose. Et je sais qu’on a trouvé quand je les vois réagir à une phrase, ou une idée. Voici l’histoire de Béatrice et celle de Magali qui m’ont toutes deux dit : « c’est cette phrase que tu as dite, précisément, qui a allégé le poids que je croyais devoir porter ».
Quand Béatrice prend contact avec moi, c’est un grand « ras-le-bol » que j’entends.
Elle me dit se sentir emprisonnée dans sa propre vie : « que ce soit envers mes enfants, ma famille, ma belle-famille, les amis, la société, j’ai la sensation de ne vivre que des devoirs, sans profiter ».
Béatrice me dit avoir « terminé le chapitre enfants » maintenant que ses quatre enfants sont au collège. Elle se demande : « et maintenant ? »
Je cherche avec elle ce qui pèse le plus dans sa vie.
Elle répond : « ma mission de mère. Je fais tout pour qu’ils soient épanouis, je les booste, j’invite des copains pour celui qui n’en a pas, je fais bosser celui qui traîne en classe, je joue avec eux, mais tout cela m’épuise ».
Au fur et à mesure de l’accompagnement, Béatrice va réaliser que son processus de prise de décisions ne prend en compte que le bien-être supposé de ses enfants. Elle va apprendre peu à peu à se demander aussi ce qui compte pour elle. Elle prend conscience qu’elle n’a pas la responsabilité de tout.
Béatrice se comporte avec ses enfants comme une mère avec son nouveau-né :
elle fait pour lui, pense pour lui, choisit pour lui. C’est vital pour le bébé quand il est un être entièrement dépendant. Mais en grandissant, il acquiert de plus en plus d’autonomie. La mère, ou les parents, peuvent se déplacer légèrement. L’enfant n’a plus besoin que le parent le protège du monde en faisant écran entre le monde et lui. L’enfant a besoin de se frotter au monde lui-même, avec son parent à ses côtés. Marcher à côté d’eux, c’est les aider à réfléchir, à se questionner au lieu de faire des choix pour eux.
Béatrice m’écrira, une semaine après, que cette séance lui a fait un grand effet : « entendre que le boulot d’éducation, je l’ai déjà fait, et que je n’ai plus le devoir de faire pour eux, mais seulement de les aider à trouver comment faire eux-mêmes (si besoin), a eu un immense impact. Je me suis sentie soulagée d’un grand poids à l’idée que je n’étais pas responsable de tout ».
Magali déboule dans mon cabinet comme dans un service d’urgences.
Elle ne reprend quasiment jamais son souffle, son débit de parole est ultra-rapide pour parler de ses angoisses dont elle ne veut plus. Angoisse liée à son état de santé, marqué par des infections pulmonaires à répétition, qui affectent sa capacité respiratoire et l’inquiètent. Angoisse de se confronter à son fils aîné, qui refuse d’aller se coucher le soir sans des rituels interminables, générant des conflits dont toute la famille souffre. Elle vit à cent à l’heure, cumule plusieurs emplois, s’occupe avec énergie de ses quatre enfants. Un jour que je lui parle de cette course folle dans laquelle elle se trouve, sa voix se brise :
« je tiens, car si je lâche, j’ai peur que tout s’arrête ».
En plongeant dans son histoire à la recherche d’éléments morbides d’où viendraient ces angoisses de mort, je réunis plusieurs éléments.
Elle-même était angoissée le soir quand elle était enfant : « j’ai eu besoin de dormir avec une lumière sur le palier jusqu’à mes treize ans. Aujourd’hui encore, je n’aime pas dormir : c’est une perte de temps ».
À la question : « as-tu vécu des enterrements, des décès, quand tu étais enfant ? », elle répond : « oui, il y a eu trois suicides successifs dans la famille de ma mère quand j’étais enfant, mais j’étais petite, on ne nous en a rien dit ». Magali cherche à retrouver une vie de famille plus harmonieuse, et elle me demande également comment se réconcilier avec son corps : « je lui en veux, il me trahit, et en même temps je suis dure avec lui ».
Elle semble intéressée quand je lui dis que la médecine traditionnelle chinoise, dont je m’inspire dans mon travail quand vient le sujet du corps, voit dans l’épuisement des poumons un lien avec une tristesse profonde.
Mais ce qui la bouleverse, c’est le moment où je lui parle de la façon qu’ont les tout-petits de savoir, même ce qu’on ne leur dit pas.
Ils savent parce qu’ils sentent. Ils perçoivent les changements d’attitude de leurs parents, ils absorbent comme des éponges les émotions des adultes autour d’eux. Ils sont imprégnés jusque dans leur corps des conflits et des drames que leur famille traverse.
Magali articule, entre ses larmes : « ma mère a surmonté ces suicides, mais je ne pensais pas que ça ait pu avoir un impact sur moi. Tu es la première à évoquer cette possibilité, ça me soulage tellement, merci ».
Des semaines plus tard, elle m’écrit qu’elle a pu aller voir sa mère, qui a accepté de mettre des mots pour la première fois sur ces drames vécus quand Magali était bébé. Elle me fait part de sa joie à constater que son fils, s’il a toujours besoin de rituels au coucher, semble plus apaisé, et que les couchers n’ont pas provoqué de crise familiale depuis quinze jours. Magali est en chemin : il lui faut absorber les émotions diverses que ces révélations engendrent chez elle. Elle sait aussi qu’elle aura à parler à ses enfants de son histoire, quand le moment sera venu.
Pour l’heure, elle poursuit sa route, un peu plus loin de ce que lui faisaient vivre ces angoisses de mort, diffusées dans la famille. Elle me dit « ça change toute la perspective ».
Ce qui change tout, c’est le soulagement.
Béatrice comme Magali se sont senties soulagées du poids de la responsabilité, du poids de la culpabilité. Béatrice s’est délestée d’un rôle qui n’est plus le sien, Magali de non-dits et d’émotions qui appartenaient à d’autres. Chacune apprécie la vie et marche d’un pas plus léger, comme si ce sac avait des allures de baluchon.
