Je regarde Pia retourner pour la énième fois la même carte du Mémory. Encore et encore, elle s’acharne, sans même vraiment en être consciente, à regarder sous la carte du coin gauche. Rien n’a changé, c’est toujours le citron jaune sur fond bleu. Zut alors, déception !
C’est le paradoxe que Paul Watzlavick nous rappelle si bien : nous nous entêtons à faire « plus de la même chose » et nous étonnons d’obtenir « plus des mêmes résultats ».
Pia et sa carte du coin gauche me fait penser à ce qui se passe chaque année durant les fêtes.
Nous nous disons que « cette fois-ci, cela sera différent », mais nous reproduisons les mêmes habitudes, faisons les mêmes visites et nous nous étonnons ensuite d’en ressortir déçus, la boule au ventre, le dos courbé, l’âme fatiguée et peut-être même les larmes au bord des yeux.
Nous avions tant espéré que cette fois-ci tout se passe différemment :
- Que personne ne fasse de remarque sur la largeur de nos hanches.
- Que notre maman ne nous contrarie pas devant nos enfants en leur laissant quitter la table sans avoir même essayé un petit bout de légume.
- Que notre partenaire ne s’allie pas à notre frère pour se moquer de notre incapacité à faire un bon café.
- Qu’on nous ait enfin offert un cadeau qui nous plaise vraiment.
Bref, chaque année, nous retournons la carte « Fêtes de famille » en espérant y trouver autre chose, et chaque année, nous sommes un peu aigris, un peu déçus, un peu blessé peut-être. Le passé et le présent se mélangent aux tables familiales, nous sommes tout à la fois l’adulte d’aujourd’hui, l’ado de 14 ans, l’enfant de 7 ans… et les émotions font des nœuds. Cela me fait penser à ces pelotes de laine laissées trop longtemps dans le fond du panier et qu’on a, à force de fouiller dedans, transformées en une seule et unique pelote de laine multicolore dont on ne trouve ni le début, ni la fin.
Les fêtes de familles ont cette capacité à réactiver nos rancœurs.
Comme si quelqu’un avait gratté les croûtes qui guérissaient enfin peu à peu. Il suffit parfois d’une remarque, d’une « blague », d’une vieille anecdote pour que nous fassions de nouveau face à une douleur ancienne qui revient déranger notre présent avec son un goût amer. C’est comme si toutes nos bonnes résolutions d’abandonner nos rancunes enfouies avaient été balayées par une vague plus forte que les autres. Merde, la peine est encore là.
Peut-être que mes mots te semblent insensés, que rien dans tes fêtes de famille cette année n’a écorché ton cœur d’enfant. Que tu en as profité à fond et que tu n’en gardes que des souvenirs magnifiques. Je me réjouis tant pour toi.
Il se peut aussi que tu te reconnaisses dans ce que je décris et que tu me dises « J’ai l’impression, chaque année durant les fêtes, de jouer dans une comédie dramatique familiale de mauvais goût. Chacun son rôle, son script et toujours le même résultat : un mauvais film que que tout le monde connaît mais que personne n’aime ».
Alors oui, dans nos couples, dans nos familles d’origine, il y a des scénarios « internes », « non discutés » et « non dits » que l’on a tendance à répéter par habitude. Et oui, nous aussi, nous y participons sans y penser.
Pendant des années, j’ai demandé à la tante de mon mari si sa fille s’était bien remise du hold-up dans lequel elle s’était retrouvée. Une année, ça va, mais 5 ans de suite…. J’en arrivais à douter de ma capacité à faire la conversation ! C’était comme un mauvais réflexe. J’ouvrais la bouche et la question sortait toute seule. « Mais enfin Rebecca, allume ton cerveau » (pensais-je à chaque fois).
Nos scénarios se perpétuent.
Les dialogues se répètent et les commentaires qu’on faisait aux ados, et qui ne conviennent plus aux adultes que sont nos neveux aujourd’hui, on les dit quand même ! Les remarques qui piquent ressortent chaque année… sans même qu’on en mesure l’impact.
Que dire ? Passer l’éponge, juste parce que la personne ne voulait pas nous faire de mal ?
Mais qu’est ce qui compte, finalement : est-ce l’intention de celui qui parle ou la réalité de notre « blessure » ?
Est-ce qu’un vase n’est pas cassé si je n’ai pas fait exprès de le laisser tomber ? Si, bien entendu, le vase est cassé… Même si… Eh oui, les mots ont fait mouche et ça nous fait quelque chose, même s’ils étaient juste « une petite blague ».
Comment sortir de ce schéma qui se répète ?
Je te propose deux chemins à prendre, étape par étape. L’un d’eux concerne le pardon et l’autre concerne les limites.
Par quoi commencer ?
Peut-être par s’habituer à mettre des limites aux gens.
Pas besoin de sortir la grosse cavalerie tout de suite, mais tu peux, par quelques remarques bienveillantes, claires et bien placées, secouer les autres un peu en leur rappelant ce qui est « ok » et ce qui n’est « pas ok ». Exprimer clairement nos limites aux autres leur permet de savoir à quoi s’en tenir et de comprendre ce qui se passe en nous sans qu’ils aient besoin de “deviner”.
Mettre des limites aux autres, c’est se rappeler à soi-même qu’on est important, que notre bien-être mental et physique est notre priorité. C’est réfléchir à ce qui nous fait du mal, à ce que nous ne voulons plus vivre et aux attitudes que nous décidons d’adopter quand nos limites ne sont pas respectées. Alors, oui, on passera peut-être pour les rabat-joies de service mais au fond, c’est un acte de courage qui pourra peut-être inspirer d’autres personnes à dire elles aussi : « voici mes limites, j’aimerais que tu les respectes aussi ».
Brené Brown nous rappelle combien mettre des limites claires aux autres est un acte de gentillesse. C’est leur donner les ressources pour ne pas nous faire mal par inadvertance. « Cette année, aux fêtes de famille, j’aimerais qu’on évite de parler de mon tour de hanche » (pas besoin d’expliquer, pas besoin de justifier, pas besoin non plus de leur rappeler les années précédentes).
Ce n’est pas l’option facile car en faisant cela, nous changeons les règles du jeu. Nous jetons un gros grain de sable dans l’engrenage de nos traditions familiales et nous faisons entendre notre fragilité, nos blessures et nos incapacités. Cela remet l’autre en question et peut-être se sent-il un peu attaqué. « Rohhhh mais t’as pas d’humour, tu prends tout au mot. Si on ne peut même plus critiquer ton café sans se faire réprimander, franchement ». Tiens bon.
À toi de te rappeler dans quel camp tu veux être.
Dans ton propre camp ? Ou dans le camp du « continuons à faire toujours la même chose »…. « sachant qu’on en obtiendra toujours le même résultat » ?
Tu as le droit d’avoir des limites, tu as le droit de te sentir blessée de remarques qui paraissent anodines, et tu as le droit de dire aux autres « stop », « pas comme ça », « plus comme ça », « une fois, c’est drôle, mais vingt fois, ça ne me fait plus rire et c’est même blessant. J’en perds le plaisir de nos retrouvailles ». Si tu ne le fais pas pour toi, qui le fera ? Qui prendra soin de te protéger, si tu ne le fais pas ?
Je te conseille de tout cœur le livre de Melissa Urban qui vient de sortir en 2022 sur les limites. Pour l’instant il n’est pas encore traduit en français mais franchement, c’est une mine d’or : l’auteure donne plein d’exemples et plein de phrases inspirantes qui nous aident à mettre des limites claires et adaptées.
L’autre muscle à entraîner est celui du pardon.
Non pas pour les autres, non pas pour qu’ils puissent l’an prochain recommencer exactement le même jeu, mais bien pour toi. Pour que tu te libères du goût amer que t’ont laissé ces fêtes de familles. Pour soigner tes bobos. Gentiment, avec bienveillance, pour te sentir plus légère.
Pardonner, c’est lâcher les débris cassés qui te font mal aux mains. C’est décider que tu ne peux plus changer le passé. Tu auras beau rêver de revanche, entretenir colère et tristesse, rien de ce que tu feras ne pourra changer ce qui a eu lieu. Pardonner c’est faire le deuil de ce qui ne s’est pas passé et qu’on aurait tant aimé qu’il se passe, le deuil de ce qui s’est passé et qu’on aurait tant aimé éviter.
Pardonner, c’est vider les restes collés à l’assiette après le repas. Faire de la place pour vivre autre chose. C’est nettoyer, prendre soin de ton cœur, panser tes blessures et les laisser guérir.
Pardonner, c’est réaliser que la personne en face de toi est aussi humaine que toi. Elle fait de son mieux, elle fait des erreurs (parfois toujours les mêmes). C’est notre humanité partagée. Parce que oui, nous aussi, nous faisons du mal aux autres, parfois. Nous faisons des erreurs, nous sommes parfois l’offenseur. C’est au nom de cette humanité partagée que tu peux décider de gracier l’autre dans ton cœur. Tu peux accepter ta colère, voir les dégâts, ne pas relativiser à l’excès (“c’est pas grave”) et arriver enfin à lâcher prise en choisissant de ne pas entretenir ta rancœur.
J’ai beaucoup écrit et parlé du pardon durant les dernières années et j’ai toujours autant de mal à trouver des mots qui rendent ce concept tangible. J’ai l’impression que parler du pardon peut vite sonner abstrait et vide, creux.
Parfois, c’est plus simple de dire ce que le pardon n’est pas.
Le pardon n’est pas un cadeau pour l’autre, c’est un cadeau pour toi et pour l’humanité entière… pour tes enfants, tes petits-enfants, tes amis.
Pardonner, ce n’est pas se réconcilier avec les personnes qui nous ont fait du mal. Peut-être qu’un jour, il y aura réconciliation et que votre relation sera rétablie, renouvelée, mais pas forcément. Tu peux pardonner quelqu’un qui ne réalise même pas tout le mal qu’il t’a fait. Parce que c’est juste toi qui lâches le paquet qui pèse sur ton cœur. C’est toi qui dit « ma rancune ne m’aidera pas à aller mieux, le passé ne changera pas et je l’accepte maintenant».
Pardonner ce n’est pas non plus « passer l’éponge sur tout ce qui a été fait et dit ». Certaines conséquences restent (tu te souviens de l’assiette cassée ? Et bien oui, elle est cassée). Parfois, les actes et les remarques des autres nous poussent à demander réparation ou encore à nous protéger de ces personnes. Oui, nous pouvons pardonner et exiger justice ou ne plus vouloir être en contact avec la personne.
Le pardon n’est pas facile, ni même rapide, ce n’est pas un oubli, ni un gros « c’était pas grave ». Le pardon, c’est vraiment voir la blessure en face, oser la colère et la tristesse. Le pardon commence par un « oui, ça m’a blessé, oui je suis en colère et oui, j’ai mal »… Il n’y pas de raccourci. Et parfois, il faut du temps pour vivre cette colère avant de pouvoir dire : « j’ai assez souffert, cela est derrière moi, je veux passer à autre chose ».
Chère Fabuleuse, si les fêtes de fin d’années t’ont laissée de nouveau blessée, en colère, déçue.
Si ta marche est plombée. Je te souhaite en ce mois de janvier de TE faire le cadeau du pardon et d’expirer ce qui en toi stagne et te vole ta légèreté pour inspirer ce qui te fait du bien. Sois ta propre alliée. Pardonne, autant de fois que tu en as besoin, au rythme qui est le tien et protège-toi. Ose bousculer les autres dans leur « scénarios » et dialogues archaïques pour créer de nouvelles règles du jeu, de nouveaux souvenirs. Afin qu’enfin, ce qui se trouve sous la carte que tu tournes, te surprenne par sa beauté. Tu le mérites. Vraiment !