Céline Alix, ancienne avocate en droit des fusions-acquisitions, mariée et maman d’une adolescente, a exercé durant des années dans des cabinets prestigieux. Pourtant, elle a décidé de tourner le dos à une carrière valorisante dans ce milieu très masculin des affaires : elle a fondé sa propre structure de traduction juridique avec plusieurs consoeurs.
Loin d’être seule à faire ce choix, elle constate que de nombreuses femmes renoncent à une carrière qui ne leur correspond plus et cherchent des voies alternatives, dans lesquelles elles peuvent concilier leurs aspirations professionnelles et leur vie personnelle.
Céline Alix livre le fruit de sa réflexion dans un essai passionnant, “Merci mais non merci. Comment les femmes redessinent la réussite sociale”, publié chez Payot.
Vous décrivez un monde du travail pensé par et pour les hommes. Comment y ont évolué les femmes depuis les années 1970 ?
Les femmes qui ont commencé à entrer dans ces métiers traditionnellement réservés aux hommes — droit, finance, affaires etc… — ont adopté tous les codes de la virilité, comme la dureté, l’opposition frontale, pour mieux se fondre dans ces milieux.
Elles ont été confrontées à des dîners d’affaires où il n’était question que de foot, cigares et whisky. Elles étaient des femmes “plus hommes que les hommes”. Je pense qu’elles n’avaient pas d’autre choix pour se faire leur place et gagner le respect de leurs associés.
Ce sont souvent des femmes qui ont sacrifié leur vie personnelle, ont renoncé à avoir un enfant, et parfois même un conjoint. Elles avaient un côté “reine des abeilles”, castrateur pour les autres femmes avec lesquelles elles étaient sans pitié.
De nos jours, la femme masculine et dominatrice est en train de disparaître : c’était très générationnel.
La politique des quotas a obligé ces structures à faire entrer davantage de femmes dans les postes à responsabilité. Si ce n’est pas par réel souhait de parité, c’est parfois une nécessité pour pouvoir interagir avec des clientes et donc remporter certains dossiers.
Pourquoi l’articulation entre vie familiale et vie professionnelle a-t-elle été laissée de côté aussi longtemps par les courants féministes ?
Dans les années 70, la bataille féministe s’est portée sur l’accès des femmes au travail, la sécurisation de l’aspect professionnel et l’autonomie financière. Il aurait été compliqué de se battre sur tous les fronts. Maintenant que l’égalité professionnelle est à peu près assise — au moins sur le papier —, les femmes veulent plus.
Les combats à venir portent sur l’articulation entre la vie personnelle et le travail, et un réel accès au pouvoir.
Vous semblez dire que les femmes ne définissent pas le succès de la même façon que les hommes. Manquent-elles d’ambition ?
Pas du tout, les femmes sont ambitieuses ! Mais de quoi parle-t-on quand on parle d’ambition ?
Selon les codes masculins qui sont encore largement en vigueur, le succès signifie posséder l’argent, exercer le pouvoir et avoir un statut supérieur avec les attributs qui y sont associés, comme le grand bureau au dernier étage ou la grosse voiture de fonction. Le pouvoir masculin est exercé sur les autres de manière verticale, et il enferme dans la solitude.
Les femmes ont une tout autre approche du pouvoir : elles envisagent le pouvoir exercé de manière horizontale, dans un but de réussite collective. Le pouvoir pour le pouvoir ne les intéresse pas, l’argent pour l’argent non plus. Cela se traduit par davantage de collaboration et de fluidité dans les relations, moins de méfiance et de compétitivité.
Les femmes que j’ai interrogées pour mon livre, ayant toutes occupé des postes à responsabilité, m’ont toutes dit aimer leur métier mais s’être lassées de cette ambiance de lutte larvée et de politique souterraine qui minaient les relations professionnelles dans ces milieux masculins. Elles avaient la sensation de passer plus de temps à gérer ces aspects politiques qu’à travailler réellement.
Pensez-vous que les femmes puissent être le moteur du changement en entreprise ?
Très clairement, oui ! Beaucoup de femmes fondent leurs propres sociétés. Elles le font car elles peuvent ainsi vivre leurs autres vies. Ces différentes vies se nourrissent mutuellement et stimulent la créativité. Certaines ont également besoin de bouger physiquement au lieu de rester 8h par jour devant leur bureau.
Dans le fond, les demandes des femmes sont très raisonnables : pouvoir emmener leur enfant chez le pédiatre sans que cela soit une angoisse, aller le chercher à la sortie de l’école de temps en temps, assister aux spectacles scolaires. Il n’y a rien d’extravagant là-dedans.
Le fait que les femmes choisissent d’autres voies de réalisation professionnelle, plus fluides et respectueuses de leurs différentes vies, peut être un exemple pour celles qui restent en entreprise, mais aussi pour les hommes.
En particulier, je constate que beaucoup de jeunes hommes sont très proches de la conception féminine du travail. Ils n’envisagent plus de faire de la présence pour la présence et reconsidèrent la notion de réussite. J’ai vu des hommes, dans des cabinets d’avocats, prétexter des dossiers à finir pour rester dîner au bureau et ne pas rentrer chez eux. Certainement pour se faire bien voir, mais aussi pour éviter de s’occuper des tâches domestiques : ce n’est plus comme ça que réagit la nouvelle génération masculine.
La pandémie, le mouvement #metoo et la question du sens dans le travail sont passés par là, et il n’y aura pas de retour en arrière.
Cela implique de faire évoluer le management en entreprise ?
Le management actuel se caractérise surtout par un manque de confiance envers les collaborateurs. J’ai vu des femmes pleurer de fatigue et de stress dans les toilettes, pressurisées par les impératifs de leurs supérieurs. C’est totalement infantilisant, alors que nous parlons de relations entre adultes !
Nous sommes encore sur une conception du travail à l’ancienne, qui est celle du labeur et de la pénibilité associée. La généralisation du télétravail durant la pandémie a aussi permis une prise de conscience sur le temps perdu dans les transports mais surtout en réunions interminables, sans ordre du jour et où rien ne se décide, et sur le fait que l’on pouvait être efficace en travaillant chez soi, loin des clichés des salariés qui font leur ménage au lieu d’avancer sur leurs dossiers. On pourrait envisager de mesurer la performance non au temps passé, mais aux résultats.
Les périodes de maternité constituent souvent une rupture et un frein à la carrière des femmes. Que pouvez-vous leur conseiller ?
Tout d’abord, d’avoir confiance en leurs capacités : l’efficacité est la caractéristique des jeunes mères, qui vont droit au but quand elles travaillent.
Ensuite, j’adhère à la proposition de Mercedes Erra, fondatrice de l’agence de pub BETC. Elle incite les femmes qui mettent leur carrière en pause à ne jamais lâcher complètement, mais à toujours garder une petite activité en lien avec leur travail : écrire des articles, réseauter, faire du bénévolat… Cela permet aussi de lutter contre l’isolement : l’arrivée dans la vie parentale peut être extrêmement violente pour certaines femmes qui s’y étiolent.
Le réseautage, la sororité… n’y a-t-il pas un risque d’érosion de cette solidarité féminine, quand la place des femmes sera mieux assurée ?
Je crois, au contraire, que ce sont les hommes qui entretiennent la culture de la méfiance. “Fais attention à elle”, “Ne lâche rien », “Tape du poing sur la table”… Ce sont des conseils que l’on entend souvent dans la bouche des hommes.
Et puis, l’image de la working-woman hargneuse est entretenue par les médias alors que cette figure, nous l’avons vue, est de moins en moins valable. Les femmes ont compris qu’elles ne couraient pas de risque à s’allier. Elles le font déjà naturellement dans la sphère personnelle (entraide autour des enfants). Mais elles peuvent aussi choisir de s’allier avec leurs collègues. Pourquoi ne pas faire évoluer cette scission que l’on observe entre vie personnelle et vie professionnelle ?
Une astuce de Fabuleuse pour survivre aux journées pourries ?
Quand j’ai une semaine chargée, je prévois un moment pour moi, un massage, un déjeuner avec une amie, que je note dans mon agenda. Voir ce rendez-vous avec moi-même inscrit dans mon planning m’encourage et me stimule. Et puis, comme je travaille souvent à la maison le matin, je commence ma journée par un moment de calme rien que pour moi, seule à la maison avec ma tasse de thé.