« Ne lui dis pas trop qu’elle est belle ! »
Oh, cette phrase, jetée alors que je couvrais ma fille de mots d’amour et d’admiration, qu’est ce qu’elle m’a fait mal… Ma réponse a fusé :
« Oui, bah j’aurais bien aimé l’entendre de temps en temps, figure-toi. Ça m’aurait sans doute évité de me sentir si mal dans mon corps, pendant si longtemps ».
Avec un peu de recul, je crois comprendre ce qui se cache derrière cette phrase maladroite. Ce n’est pas simplement une volonté janséniste de mettre un lourd couvercle sur l’estime de soi de l’enfant, des fois qu’il aurait l’idée de se déployer et de briller, au risque de cultiver une certaine vanité. C’est peut-être simplement le désir que les petites filles ne développent pas la certitude de n’être intéressantes qu’à travers leur physique. Tout comme aujourd’hui, on y réfléchit à deux fois avant de complimenter nos garçons sur leur force physique.
Pour que nos enfants se déploient, il ne s’agit pas tant d’éviter de dire des choses terribles et destructrices
(« Tu n’y arriveras jamais, ma pauvre », « Moche ET débile, non mais c’est le jackpot, mon fils ! »). Je préfère croire que ces phrases-là ne sont plus jamais jamais prononcées. Non, pour offrir à nos enfants le cadeau d’une belle et franche estime de soi, il s’agit le plus souvent de ne pas retenir ces phrases que l’on enfouit par pudeur, à cause du « ça ne se dit pas » ou du « ça va sans dire ». Au contraire, comme dirait mon père « la pudeur est un piège terrible » et « ça va toujours mieux en le disant » — oui, c’est un homme plein de bon sens —.
Mais qu’est-ce qui nous retient tant de dire des mots doux, admiratifs, consolateurs, pleins d’espoir et de confiance ? Pourquoi ne sortent-ils pas simplement ?
Il y a quelque temps, j’étais à un mariage de gens que j’aime beaucoup. Les discours des parents du et de la mariée sont souvent écoutés avec une attention particulière dans ce genre d’événement. C’est le moment ou jamais, le dernier moment, presque, pour dire à l’enfant devenu adulte tout ce qui n’a pas été dit, tout le bien qu’on a toujours pensé de lui. J’ai déjà assisté à des discours de pères qui ouvraient les vannes de l’émotion chez tout le monde, mariés compris. Or, lors de ce mariage, il y a eu plus de blagues que de trémolos. Toujours cette fichue pudeur ! Pourtant, l’amour était bien là. Alors je me suis dit qu’il fallait vraiment, de manière urgente…
… donner à tous les parents du monde l’autorisation de dire en public, haut et fort, tout le bien qu’ils pensent de leurs enfants.
Non, cela ne va pas les rendre orgueilleux, veules, gâtés, pourris, que d’entendre qu’ils sont à nos yeux des garçons et des filles de grande valeur. Qu’on est absolument certains qu’ils ont en eux un gisement de force et de qualités aptes à redresser le monde. Qu’autour d’eux, ils sèment du bon, du doux, du lumineux sans même s’en rendre compte. Qu’ils nous inspirent, nous secouent, nous rappellent les vieilles promesses non tenues que nous nous sommes faites plus jeunes. Qu’ils nous désencombrent, nous désincarcèrent, qu’ils font tomber nos peurs et nos barrières, qu’ils font grandir en nous quelque chose de plus grand que nous. On prend un risque vraiment minime de les transformer en personnages odieux, si on ose leur dire « que tu es beau, que tu es drôle, que tu sais bien décrypter les émotions des autres, que ta générosité me touche ! Tu es une chance pour le monde ».
Toujours lors de ce mariage, j’ai pu discuter avec un proche de la mariée. Chez lui, ce n’était pas la pudeur qui empêchait les mots, c’était l’émotion et le manque de lexique pour l’exprimer, justement. Il commençait des phrases qu’il finissait avec les yeux, parlait du bonheur de voir la mariée heureuse sans jamais la citer, il débordait d’amour, de joie et de fierté. Il doit être un père aimant et merveilleux. Cependant, son réservoir de mots n’a peut-être pas été rempli de tout ce dont il aurait eu besoin à cet instant précis.
Les mots que tu dis à ton enfant sont ceux dans lesquels il ira piocher pour parler à ceux qu’il aime.
C’est son bagage pour la route, son trésor de poche. C’est le tuteur le long duquel il va s’enrouler pour grimper vers le ciel et devenir lui-même un appui pour d’autres. Ne pas les dire, c’est comme espérer qu’une plante en pot s’épanouisse et prenne racine sans jamais être arrosée.
Chère Fabuleuse, peut-être que tu n’as pas reçu ces mots et que tu as du mal à les trouver alors que tu es convaincue de leur nécessité.
Peut-être que tu as besoin de venir à bout de ce pli de la pudeur, pris depuis si longtemps qu’il fait partie de toi. Dans ces deux cas, sois rassurée : rien n’est perdu. Il existe une multitude d’outils qui permettent de contourner ces blocages ou ces limites avec lesquelles nous devons composer chaque jour. Des jeux de cartes (je te conseille Totem), des livres bien faits. Et comme notre mission chez les Fabuleuses, c’est de faire en sorte que la fabulosité ruisselle de père en fille, de mère en fils, et qu’elle s’évapore de fils en grand-mère, de fille en arrière-beau-père, nous avons nous aussi travaillé sur le sujet. Savoir que toi et ton enfant, vous pourrez vous asseoir ensemble, sous le halo de la lampe de chevet, et ouvrir un livre qui exprime tout ce bouillonnement d’amour informulé, c’est notre plus beau projet. Les mots doux, ceux que ton enfant attend pour pouvoir traverser la vie avec confiance, ceux qui seront pour lui une rampe à laquelle s’accrocher, une pierre sur laquelle poser le pied, une échelle qui monte jusqu’en haut, tu les trouveras dans l’album que nous avons imaginé pour toi. Le tendre coup de crayon de Fleur-Lise, les mots justes d’Hélène, et tu n’auras plus qu’à te laisser porter. Tu verras, avec un peu d’entraînement, tes mots à toi déborderont et viendront se poser sur les dessins pour continuer l’histoire après la dernière page. On parie ?