« Vous n’avez quand même pas été des enfants battus ! »
Cette phrase de ma mère fut suivie d’un lourd silence. Malheureusement, je pense qu’elle n’en a pas saisi la signification. Trop longtemps, la violence a été légitimée comme mode d’éducation dans notre famille pour que mes parents soient capables d’un recul critique. Nous n’avons, à leurs yeux, reçu que de justes corrections, nécessaires pour éduquer des enfants « comme il faut ».
Notre famille est issue d’un milieu socialement favorisé…
…de ce genre de milieu où l’on ne s’attend pas à rencontrer des violences parentales.
Ma mère n’a jamais été très tendre et utilisait souvent mon père comme son bras armé (avec cette fameuse phrase qui a rythmé mon enfance : « tu verras, quand ton père rentrera ! »). Et mon père est le parfait exemple de la personnalité double, tantôt Dr Jekyll, tantôt Mr Hide. Charmant, cultivé, il était, aux yeux de beaucoup, une personnalité exceptionnelle. Mais il était aussi capable par moments d’entrer dans les colères les plus effroyables, ce que personne en dehors du cadre familial ne voyait jamais. Je pense sincèrement que, si aucun adulte n’est jamais intervenu pour nous protéger, c’est que rien n’était visible de l’extérieur.
Lorsque mon père cédait à ses colères, il pouvait se transformer en véritable monstre et sa violence n’avait pas de limites.
Son obsession était de se faire « respecter » :
tout débordement était vu comme une insolence et devait être sévèrement puni, pour éviter la gangrène. Il exerçait sur nous un pouvoir qui n’admettait aucune contestation. Et pour nous soumettre à sa volonté — car tel était pour lui et ma mère le but d’une bonne éducation — il utilisait un arsenal de corrections. Privation de repas, enfermement dans la cave, gifles, douche froide tout habillé, fessées déculottées devant tout le monde, corrections avec une latte ou une ceinture, de celles qui vous laissent des traces et sont visibles le lendemain à l’école, à tel point que vous préférez ne pas vous mettre en tenu de sport et donc, vous faire punir par le professeur, plutôt que de laisser voir à vos camarades la marque qui vous brûle encore les fesses. Ma sœur a dû se faire recoudre l’arcade sourcilière après avoir reçu un projectile lancé par mon père. Mes parents lui ont demandé de mentir au médecin et de ne pas expliquer les circonstances exactes de l’accident (quelqu’un aurait pu croire à tort que nous étions maltraités !).
Deux fois, mon père a essayé d’étrangler un de mes frères.
La première fois, celui-ci s’en est sorti en lui brisant les côtes pour qu’il lâche son emprise avant de s’enfuir de la maison. La seconde fois, un autre de mes frères présent à la scène s’est interposé et pour cela, il s’est fait chasser de chez nos parents avec sa femme et son nourrisson. J’arrête ici ma liste, elle pourrait malheureusement continuer longtemps.
Un jour, ma mère en colère m’a dit qu’avoir des enfants était difficile.
Je n’ai pas eu le courage de lui répondre qu’avoir des parents était bien pire. Quand j’étais petite, je me rappelle m’être dit que je ne pourrais jamais avoir d’enfants, puisque je ne me sentais pas capable d’être violente avec des petits.
Ce n’est qu’en quittant le bercail que j’ai compris que les violences de mes parents n’étaient pas normales. « Une bonne correction n’a jamais fait de mal à personne ! », répétait ma mère. Eh bien si, justement.
Une correction violente, structurelle, sans limite, fait mal.
Durablement mal. Les séquelles restent ancrées plus longtemps que la marque rouge sur le corps. À la longue, la violence mine la confiance en soi et s’inscrit en nous comme moyen légitime pour se faire respecter.
Ce qui est terrible, c’est que mes parents n’ont jamais pris conscience du fait qu’ils nous ont maltraités. Ils ont sans doute été eux aussi élevés « à la baguette », comme on dit. Et ils sont tous deux issus d’un milieu traditionnel, qui a longtemps considéré la violence comme le moyen normal pour éduquer des enfants.
La violence était même valorisée comme signe de la bonne éducation.
Mes parents ont au fond confondu autorité et autoritarisme. L’autorité, c’est la capacité de se faire obéir sans avoir besoin d’utiliser la force. L’autoritarisme, au contraire, utilise la force comme moyen pour se faire respecter. Pour faire simple, le prof qui fait preuve d’autorité, c’est celui qui n’a pas besoin de hurler dans sa classe ou de mettre des heures de colle à tour de bras pour qu’on lui obéisse. Les élèves l’écoutent alors qu’ils pourraient ne pas le faire. L’autorité laisse libres ceux sur qui elle s’exerce et suppose leur consentement, quand l’autoritarisme cherche juste à les faire ployer par la peur ou la contrainte.
L’autorité éduque, quand l’autoritarisme détruit.
Le but de l’éducation n’est pas de soumettre nos enfants à notre volonté, mais de les rendre capables de suivre leur propre raison, autrement dit d’en faire non pas des êtres obéissants et soumis, mais libres et raisonnables. Les parents et éducateurs doivent pour cela être parfois fermes et faire preuve d’autorité, sans tomber dans l’autoritarisme.
Lorsque je suis devenue mère moi-même, j’ai compris au fond de mes tripes qu’on puisse vouloir faire du mal à son enfant. Oui, sans être un monstre, on a parfois envie de leur écraser une tomate sur la tête ou de les gifler un bon coup. Et parfois même, on le fait. Je ne reproche pas à mes parents d’avoir recouru à la violence, mais d’avoir trouvé normal d’y recourir, et de ne jamais avoir demandé pardon ni cherché d’autres solutions.
Voilà trois règles que j’essaye d’appliquer et qui me paraissent importantes pour ne pas tomber dans la maltraitance :
1) Ne jamais légitimer la violence comme mode d’éducation.
La violence peut être compréhensible, mais elle n’est jamais légitime. Il faut donc déraciner l’idée solidement ancrée dans notre culture qui veut que « qui aime bien châtie bien », ou pour le dire de façon plus classe, « Qui bene amat, bene castigat »…
2) Toujours demander pardon à son enfant
si on y a recours sans lui faire porter la responsabilité de notre violence. Autrement dit, ne pas rajouter un « mais… » après avoir demandé pardon (du type « mais il ne fallait pas me pousser à bout »).
3) Chercher des solutions.
La violence est le signe qu’on n’arrive plus à se faire obéir. Plutôt que de continuer à y recourir, il faut trouver d’autres moyens. Il est parfois très difficile de garder son sang-froid face à des enfants absolument pas raisonnables et souvent insupportables. Mais la violence elle-même ne résout rien non plus. Elle semble parfois efficace et nous donne la paix cinq minutes, mais elle finit par nous mener plus loin que ce qu’on voulait.
Avoir de l’autorité sans avoir recours à la violence est un juste milieu,
difficile à atteindre, une crête sur laquelle il est difficile de se tenir, à tel point qu’on peut parfois tomber. Mais le jeu en vaut la chandelle. Il ne s’agit pas de se considérer comme un monstre indigne d’être parent lorsque nous utilisons la violence, mais de sans cesse chercher des solutions pour ne plus y recourir.