19 h 45.
L’heure de la plus haute tension dramatique chez Mélissa, 5 impasse des Ecureuils, 88 250 La Tronche-en-Biais.
Mélissa est rentrée du boulot ventre à terre (comme tous les soirs), et a récupéré Léa, 5 ans et Mattéo, 8 ans in extremis à 18 h 29 et 47 secondes au centre de loisirs (comme tous les soirs). Ils avaient déjà leur blouson et leur cartable au dos et se tenaient juste derrière la grille, les mains accrochées aux barreaux comme deux détenus attendant leur remise de peine.
Comme tous les soirs, Matteo et Léa ont commencé à se chipouiller sur le chemin du retour.
Ils ont ensuite laissé choir leur cartable dans l’entrée, puis leur blouson sur le pas de leur chambre, comme s’ils perdaient des poils de manière totalement involontaire. Pendant ce temps, Mélissa courait à la cuisine pour mettre à bouillir l’eau des pâtes et fouiller les tiroirs du congélateur, histoire d’agrémenter un peu le dîner d’une touche festive, comme du poisson pané (on vous rappelle que l’inflation est passée par là). « Hey, rangez vos blousons ! » crie-t-elle depuis la cuisine. « Mattéo, tu peux me montrer tes devoirs ? »
Bien entendu, personne ne répond à ses demandes.
Découragée, Mélissa finit par crier : « à taaaaaable ! » d’une voix de vieille rockeuse fatiguée. Les enfants arrivent enfin. « Encore des pâtes ? Encore du poisson pané ? Pfff » disent en chœur Mattéo et Léa, pour une fois d’accord. Mais cette belle harmonie ne dure pas, puisqu’ensuite, il y a débat pour savoir qui daignera porter les assiettes jusqu’au lave-vaisselle, durant 2 mètres exténuants (« je l’ai déjà fait hier, c’est pas juuuuuuuste ! pourquoi c’est toujours moi qui faiiiiiiiis » glapit Mattéo, excédé par tant d’injustice et d’arbitraire dans sa vie), puis négociation pour ne pas aller se doucher en premier (« Non, mais je joue trop bieeeeen, laisse-moi jouer encore un peu mamaaaaan, je me suis déjà lavée tout à l’heure » stridule Léa, qui confond aujourd’hui et la semaine dernière, tout en sanglotant théâtralement). Mattéo se gausse de sa sœur, la traite de bébé et lui décoche un petit coup de pied traître en passant derrière elle pour attraper sa BD favorite.
Mélissa répète pour la douzième fois, d’une voix sépulcrale et suraiguë (un mix de Dark Vador et de Cruella)
C’EST LA DERNIÈRE FOIS QUE JE TE RÉPÈTE D’ALLER AU BAIN LEA, ET MATTEO ARRÊTE DE PROVOQUER TA SŒUR, C’EST INSUPPORTABLE J’EN AI MARRE, MAIS J’EN AI MARRE DE VOUS !!!
Oups, c’est sorti tout seul…
Tout ceci explique qu’il est à présent 19 h 45, que Mélissa est au bout de sa vie et qu’en plus, elle s’en veut terriblement d’avoir beaucoup crié et dit des trucs pas très sympas à Mattéo et Léa. L’idée que tous les parents finissent un jour ou l’autre par gueuler sur leurs enfants, même s’ils jurent que non et se mettent en scène tout sourire dans des posts Instagram sur fond de feu crépitant, plaid douillet et flatteuse lumière de bougies, ne suffit pas à la réconforter. Et elle se couche le cœur chagrin, en se jugeant et en se flagellant, repassant sans fin dans sa tête le best-off des pires scènes de ses échecs maternels.
Le lendemain, rebelote : Mélissa court à la garderie.
Elle rencontre Yasmine devant la grille, une maman d’élève avec qui elle a sympathisé. Yasmine sait que Mélissa galère le soir avec ses enfants, parce qu’elle aussi, elle vit ce genre de moments où la maternité n’est pas synonyme que de bonheur. Mais ce soir, elle a l’air toute guillerette et vachement plus relax. Mélissa ne peut s’empêcher de le faire remarquer à son amie. Que se passe-t-il donc ?
Eh bien, il se passe que Yasmine a lu le livre du docteur Kazdin, « Éduquer sans s’épuiser », et qu’elle y a trouvé plein de petits outils pour rendre la vie plus facile. « D’ailleurs, dit-elle, je viens de le finir. Je te le prête si tu veux ? » Elle sort le livre de son sac à main, le tend à Mélissa et lui dit en s’éloignant « tu me diras ce que tu en penses ! »