En devenant maman, j’ai découvert la désagréable impression de n’être jamais au bon endroit, jamais au bon moment.
Ça a commencé pendant mon congé parental :
lessivée par d’interminables journées au rythme de mes jumeaux, j’étais profondément heureuse d’assister aux premières loges à leurs trois premières années de vie sur Terre. Pourtant, j’étais désespérément convaincue de perdre mon temps et frénétiquement jalouse de mon mari, qui à sa guise pouvait papoter autour de la machine à café de l’entreprise que nous venions de créer.
Et puis ils sont entrés à la maternelle, et je me suis inventé un nouveau travail — travail que je n’ai jamais l’impression de faire “assez bien”, à cause de la logistique familiale qui déborde de partout. J’adore mon travail et je voudrais avoir le temps de m’y impliquer davantage, pourtant, lorsque les journées sont trop longues, lorsque la scène m’emmène trop loin, alors je pense à ceux que j’aime le plus au monde, et mon coeur se sent tiraillé, et je crois me noyer dans les injonctions contradictoires qui inondent ma tête.
Et l’inquiétude vient me réveiller à quatre heures du matin
pour me rappeler le piteux état d’avancement de ma to-do-list : elle me reproche de n’être “jamais assez au boulot” ni “jamais assez à la maison”.
“Jamais assez”, quels que soient mes choix. “Jamais assez”, ni au travail ni au foyer, comme un écho à cette double exigence, qui me fait souffrir et qui m’épuise : si tu prends tes mercredis, alors tu n’es pas assez impliquée dans ton travail — si tu pars en déplacement professionnel, alors tu n’es pas une mère assez présente.
Ce clivage nous a été légué par une pensée dominante qui s’emploie à rassurer les femmes en les enfermant dans des boîtes hermétiques. Une tyrannie schizophrène qui nous oblige à choisir notre camp parmi deux représentations sociales qu’avec le temps, nous avons totalement intériorisées : d’un côté la working girl aigrie, et de l’autre la mère au foyer dépitée.
Le résultat ? Un épuisement généralisé chez les mères de famille de ma génération. La schizophrénie fonctionne un temps… et puis lorsque tu commences à frôler le burn out, tu comprends que si tu veux garder des chances de survie, il va falloir accepter de ne pas plaire à tout le monde.
Alors, travail ou foyer ?
Le problème dans cette question, c’est le “ou”. Le “ou” tue, il nous tue de l’intérieur, il nous sépare de nous-même ainsi que des autres femmes. C’est un “ou” immature qui se débarrasse de la maternité, parce que la maternité, ça part dans tous les sens… Parce que la maternité, c’est trop difficile à penser. La maternité, c’est la revanche de la réalité sur l’idéologie, c’est le pragmatique qui s’invite dans la philosophie, c’est lorsque ton projet le plus cher est une douche avant 13h ou encore un café chaud, un pipi seule, un sourire complice au supermarché.
Je rêve d’un féminisme vivant, pluriel,
qui ne prend pas de raccourci dogmatique. Je rêve d’un féminisme non belliqueux, d’un féminisme joyeux, d’un féminisme assez mature pour oser composer avec la différence. Je rêve d’une génération de femmes qui cessent de dire “ou” et qui commencent à dire “et” :
- On peut être femme ET mère.
- On peut être au foyer ET libre.
- On peut être féministe ET balayer sa cuisine.
- On peut adorer son travail ET être malade de savoir son petit à la crèche.
- On peut avoir hâte d’envoyer ses enfants à l’école ET avoir hâte de les retrouver le soir.
- On peut utiliser son cerveau ET son utérus.
- On peut être sûre de soi ET apeurée.
- On peut être fabuleuse au travail ET fabuleuse au foyer.
Il est temps de faire cesser la tyrannie schizophrène.
Trop de femmes se jugent elles-mêmes. Trop de femmes se jugent entre elles.
Voulons-nous résoudre l’équation à coups d’idéologie ? Alors portons une étiquette sur le front. Ce serait rassurant, c’est vrai… mais profondément triste. Mon féminisme n’est ni blanc ni noir, c’est un féminisme bariolé. Mon féminisme, c’est kiffer ma journée de travail sans culpabilité ET c’est jouer aux Lego pendant des heures, sans me demander si je suis assez productive.
Acceptons-nous de composer avec nos propres contradictions ? Alors soyons pleinement femmes, pleinement mères, pleinement en vie… et préparons-nous à un joyeux chaos.