Cette année, c’est à moi qu’a échu la responsabilité de réserver les vacances en famille. Généralement, nous prenons le temps de le faire à deux, mais le mois de mai était déjà là… S’il n’y avait que moi, j’aurais opté pour une jolie maison au calme, dans un petit écrin verdoyant, quelques transats à l’ombre d’un grand arbre. Mais voilà, je me rappelle que je ne pars pas seule, mais avec mari et enfants, et que le choix doit convenir au plus grand nombre – je suis la dissidente dans l’affaire… Savamment briefés par un papa biberonné au camping, je ne peux pas compter sur les enfants pour appuyer mes goûts de luxe.
Ce sera camping : caravane pour les adultes et tente pour les enfants.
Juillet est installé et le moment de fermer la porte de la maison pour deux semaines d’ailleurs est enfin là. J’adore ces journées de départ en vacances. J’idéalise toujours la quinzaine qui s’annonce. Ce petit cocon délicieux, en famille. Juste nous. Les balades, la lecture des heures durant, le petit apéro de fin de journée. La pause. Lorsque j’envisage ces moments-là avant de les vivre, je nous imagine, tous les cinq, posés sur un petit nuage confortable, contemplant rétrospectivement la folie de notre vie quotidienne, son rythme insensé, les débats vains sur l’organisation, les débuts de journée échevelés et les fins de journée qui s’étirent jusqu’à ne pas en avoir, de fin.
Les coups d’œil désespérés à l’horloge du four qui indique 19h alors que, dans ma tête (je ne dois pas vivre sur le même fuseau horaire que mes enfants), il est déjà 22h…
Les réponses un peu trop abrasives aux fourmillantes questions de la maisonnée ayant pour point commun de toutes commencer par « Où » voire « T’aurais pas vu… ». Appelez-moi Waze…
Donc, cette parenthèse enchantée qui se profile, c’est le Graal.
Évidemment, j’occulte les huit heures de route avec les trois enfants à l’arrière qui, après vingt minutes de trajet, s’interrogent déjà sur l’heure d’arrivée, le nombre de pauses, celui de paquets de biscuits dans le sac à dos, la taille de la piscine du camping, et combien d’autres interrogations encore auxquelles je n’ai pas de réponse. Je feins de ne pas trouver horripilant le fait d’être cantonnés sur la voie des véhicules lents sur l’autoroute – une caravane, c’est vintage et économique, hein – et de ne pas dépasser les 105 km/h sous peine de voir notre appendice se détacher et provoquer un affreux accident (et là, on fait une croix sur les vacances-cocon-repos-tendresse-répit). Je fulmine silencieusement face au prix indécent des péages.
Je profite. Dans quelques heures, nous arriverons sur notre lieu de vacances, les enfants descendront de la voiture à peine la réception du camping franchie, courront à la découverte de l’aire de jeux pendant que leur père et moi installerons tranquillement notre nid de plein air, heureux de savourer cette première étape de notre pause estivale.
Le bip provocateur du système de détection des anomalies de notre voiture vient interrompre mon délire onirique. Le système anti-pollution de notre véhicule semble mécontent et réclame d’être ravitaillé en additif pour poursuivre son office. Étant encore à plus de 300 km de l’arrivée, un petit coup de fil à notre garagiste s’impose.
Pas de panique selon le spécialiste, cette petite dépense d’entretien courant pourra attendre le retour à la maison !
Étonnamment, les enfants sont patients et calmes à l’arrière, occupés à lire pour les plus grandes et à somnoler, malgré l’inconfort du siège auto, pour le plus petit. La Dordogne approche. L’attelage avale l’asphalte bouillant. Alors que le GPS nous annonce joyeusement la dernière demi-heure de route (pour une quinzaine de kilomètres), mon cher mari s’interroge soudainement sur notre destination finale. Le ciel est d’un bleu intense, malgré l’heure avancée, il fait 28 degrés, mais je sens pourtant l’orage approcher… À quelques encablures de la ligne d’arrivée, voilà que se réveille le sens de l’orientation du mâle.
— Mais dis donc, ce n’est pas DU TOUT dans le même coin que les autres fois, brame l’homme.
Et cela ne sonne absolument pas comme une remarque enthousiaste, où l’homme, curieux, se réjouirait ainsi de découvrir une autre facette – merveilleuse – de cette région que nous avons déjà parcourue et me féliciterait de ma trouvaille.
Non, cela a le goût du reproche et sa pensée doit davantage s’approcher d’un acerbe « Non mais qu’est-ce que tu as foutu en faisant la réservation ? », que je peux presque entendre…
Je me crispe légèrement sur le siège passager. Mon idéalisme prend un petit coup dans l’aile face à la mauvaise humeur ostensible du conducteur. Mon sourire se fait la malle et mes yeux deviennent pluvieux. La Dordogne, à ma connaissance, n’a pas la superficie des États-Unis, et il me semble évident que si nous ne sommes pas exactement établis dans le même périmètre que lors de nos deux précédents séjours, nous ne pouvons en être si éloignés… Je fais appel à Waze (le vrai) pour étayer ma démonstration. En effet, le camping se trouve dans un village au nord de Sarlat, alors que mon mari, visiblement, trouve le sud bien plus exotique, intéressant, reposant, verdoyant…
Je constate, déconfite, qu’il aura fallu les quinze derniers kilomètres pour qu’il s’intéresse vraiment à nos vacances.
Et qu’il est parfaitement décidé à faire de notre arrivée un moment amer, alors que je me l’imaginais doux et sucré. J’ai envie de lui mettre la tête dans le volant, mais l’option me semble dangereuse. Je retiens ma verve, car rien de ce que je pourrai dire ne viendra contrecarrer son inexpugnable mauvaise foi. Mais ça y est, le moment est gâché. Je n’avais pas réalisé que mon mari était de ceux, à quarante ans, qui envisagent de passer tous les étés dans la même région, aussi jolie soit-elle, dans le même camping, au même emplacement, à se repaître de cette rengaine comme d’un grand cru millésimé… Je suis déçue, fâchée, vexée, blessée. En vrai, je ne comprends pas comment il est possible, pour une dérisoire poignée de kilomètres, de faire une affaire d’État, d’assombrir l’humeur de toute la famille, de saboter la joie ingénue des enfants, et la mienne, toute adulte que je sois. L’arrivée au camping se fait donc dans une atmosphère un brin pesante.
Pourtant, je ne peux que me féliciter du choix : site calme et arboré, des emplacements ombragés, une aire de jeux qui a déjà conquis nos enfants.
Lorsque notre campement – caravane, auvent et tente – est au point, nous buvons une bière, un peu comme nous fumerions le calumet de la paix… Sauf que me porter l’estocade et crucifier les ultimes soupçons d’euphorie (oui, je suis tenace) est visiblement l’objectif incontournable de la soirée, et alors que je tente de vanter les mérites de notre lieu de villégiature, tout en dégainant Mappy pour faire taire le bonhomme, le voici qui ose cette réplique ébouriffante :
— Enfin, bien sûr que ça change TOUT. C’est comme si je pensais partir en vacances à la Martinique et qu’on atterrissait à La Réunion !
Voilà. Mon valeureux entrain rend les armes, vaincu par cet uppercut dont on apprécie la démesure. Un océan de mauvaise foi, des kilomètres de perfidie. Heureusement, les enfants, eux, sont contents !