Renaître au désert - Fabuleuses Au Foyer
Maman épuisée

Renaître au désert

femme dans le désert
Agathe Portail 23 août 2023
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À la sortie de l’aéroport, nous nous sommes tout de suite reconnus.

Le bâtiment semble ridicule, posé sur l’espace brûlant du Sahara, et je sens sous mes semelles la chaleur pulser du sol. Les bretelles de mon sac à dos m’irritent la base du cou, mon corps tout entier s’est couvert d’une pellicule de transpiration dès que j’ai mis le pied dehors. Ces deux pistes d’atterrissage, cet avion minuscule, ces couloirs déserts, tout me donne la vertigineuse certitude que notre présence ici est une incongruité, un défi naïf lancé à la face du désert. J’ai déjà soif.

– Assekrem ?

Je sursaute, je ne l’ai pas entendu s’approcher, ce grand rouquin que j’ai repéré dans l’avion.

Quand il me sourit, sans doute surpris par le bond que j’ai fait, je découvre ses deux incisives, écartées d’au moins cinq millimètres l’une de l’autre. Je pourrais presque y glisser mon auriculaire. Du menton, il désigne mes chaussures de marche, grises encore de la boue des sentiers bretons que je parcours habituellement, et qui se couvrent déjà d’une poussière rosâtre charriée par le vent. Je hoche la tête. Lui aussi.

Il doit se dire que je n’ai pas la tête de l’emploi :

la cinquantaine rondelette, le front strié de rides, les cheveux ras, je n’ai rien de la jeune trekkeuse en short qu’il s’attendait peut-être à rencontrer en s’inscrivant à cet itinéraire de presque dix jours dans le désert algérien. Deux autres passagers s’approchent, aussi semblables que des jumeaux, bientôt rejoints par une grande gigue en débardeur lycra qui nous offre un sourire étincelant. Elle esquisse un hug qu’elle remballe aussitôt devant mon air revêche. Je maîtrise le plissé cul-de-poule comme personne, de quoi décourager la plus avenante des Yankees. Nous marcherons donc ensemble, elle, le rouquin, les deux malabars habillés par le Surplus Américain, et moi, mère de trois grands enfants et fidèle épouse, partie seule pour découvrir en moi ce que la chimio n’a pas brûlé. La caravane désassortie que nous formerons fait naître un sourire qui ne monte pas jusqu’à mes lèvres. Tout est rouillé en moi, surtout la joie.

Le voyage en 4×4 jusqu’au sommet de l’Assekrem ne me laisse pas de souvenir impérissable.

Les bruits de moteur, l’odeur du bidon de gasoil qui me rentre dans les côtes et celle, plus musquée, de notre guide touareg, m’empêchent de goûter la beauté du paysage. Nous avalons de la poussière et Priscilla a remballé ses dents blanches. Un peu de répit ne me déplaît pas, nous avons tous les oreilles bourdonnantes de ses « Know what I mean » et même Gavin, le rouquin, a cessé de hocher gentiment la tête tandis qu’elle l’étourdit de récits de voyages. Je suis un peu méchante. C’est d’ailleurs pour ça que mon mari m’a suppliée de prendre le large et d’en revenir avec un peu d’amour, un peu d’optimisme, un peu de goût pour la vie.

Je n’ai pas décidé de partir, c’est lui qui m’a chassée, parce que guérir n’a pas suffi à me ramener.

Une fois arrivée au lieu de campement, la voiture repart et nous laisse seuls avec le guide. Dans le crépuscule qui s’annonce, je vois les feux arrière du 4×4 s’éloigner sur la piste qui redescend vers Tamanrasset et j’ai un moment de vertige. Les autres aussi, puisqu’à cet instant, le seul bruit qui demeure est celui du vent qui fait bruisser la toile de l’habit touareg de Moussa, notre guide.

Peut-être est-ce l’angoisse de nous savoir seuls loin de tout ?

Nous sommes immobiles et silencieux. Puis un caillou roule sous la semelle d’un des malabars et le charme se rompt. Enfin, je peux ouvrir les yeux et me laisser cueillir. La poussière qui vole autour de nous s’anime d’or tandis que le soleil passe derrière la silhouette ocre des montagnes. Comme s’il savait que le temps lui est compté avant de disparaître derrière l’horizon, il déverse un flot bouillonnant de lumière et offre une auréole aveuglante aux monts déchiquetés. Le bleu pâle du ciel s’enfièvre. De seconde en seconde la lumière se modifie. Elle offre au chèche de Moussa des nuances orangées, mes cheveux blancs et la crinière flamboyante de Gavin se confondent. Sur nos visages pétrifiés flotte un reflet cuivré. En quelques secondes, la chaleur accablante du jour déserte les pentes de l’Assekrem et le soir nous plonge dans un froid bleuté.

C’est fini, le soleil a terminé de consumer l’horizon.

Je pose enfin mon sac, aussitôt imitée par Priscilla, Gavin et les deux malabars. Tout n’a duré qu’un instant et j’ai pourtant senti se ranimer en moi quelque chose que j’avais cru perdu. Dans notre dos, une nouvelle lueur s’élève. Moussa a déjà dressé le bivouac pour la nuit. Un feu minuscule monte entre deux pierres qui le coupent du vent. Il y jette deux ou trois galets qui s’embrasent dans un crépitement joyeux : ce sont des crottes de dromadaires séchées qu’il utilise en guise de combustible puisqu’ici, tout est minéral, impossible de trouver la moindre brindille. De son sac, il tire une bouilloire cabossée qu’il pose au ras des flammes. Je sais bien que je contemple un spectacle calibré pour la touriste que je suis, mais peu m’importe, je redécouvre la joie simple du feu dans la nuit.

– Demain matin, sunrise ermitage Charles de Foucault. Sleep very soon, murmure Moussa, une fois le thé bu.

J’ai le palais tapissé de sucre épais.

Je n’ai bu que le premier thé, doux comme la vie, et le second, sucré comme l’amour. Impossible d’avaler le troisième, amer comme la mort : j’ai déjà donné et j’aime l’idée d’en rester à l’amour. Nous déroulons nos duvets en étoile, chacun à la recherche d’un plat providentiel au milieu des cailloux. J’ai à peine la force de me brosser les dents et de cracher au loin un trait de cette eau précieuse qui ne coule nulle part à proximité. Les malabars murmurent en remontant le zip de leur sac de couchage. Priscilla fouille un moment sa trousse de toilette à la lumière de son iPhone, puis plus rien.

De nouveau le silence, le vrai, épais, liquide,

troublé parfois par le cliquetis des cailloux que l’un d’entre nous remue, à la recherche d’une position plus confortable. Le feu mouronne doucement et va bientôt s’éteindre. Je sens le froid me saisir le bout du nez et je m’enfouis plus profondément encore dans mon duvet. Je ne regrette pas mon investissement : la plume est légère et chaude, je sens déjà mes orteils tiédir. Le pull roulé en boule sous ma nuque me permet de relâcher mes épaules, je m’enfonce peu à peu dans le sol et la fermeté du matelas de caillou semble fondre pour accueillir mon corps. L’air glacé que j’inspire par le nez me nettoie de l’intérieur, je le garde quelques secondes en moi puis le relâche, tiédi à la chaleur de mon corps. Au-dessus de nous, le noir du ciel est percé de têtes d’épingles argentées. Je m’endors avec la certitude de poser ce soir le premier caillou de ma restauration. Demain, Sunrise. 

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Cet article a été écrit par :
Agathe Portail

Maman de 4 enfants (très) rapprochés et girondine d’adoption, Agathe Portail écrit des romans adultes édités chez Actes Sud, Calmann Levy et J'ai lu, mais aussi des romans historico-fantastiques édités par Emmanuel Jeunesse.

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