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Vie de famille

Petite philosophie des tâches ménagères

Marie Lucas Leborgne 21 avril 2021
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Le linge. Lancer la machine. J’oubliais ! Vider le lave-vaisselle. Et le remplir, tant qu’on y est, pour désencombrer un peu l’évier. Du coup j’en ai oublié mon café. Je relance pour une 3e fois la bouilloire (pas très écolo tout ça), tout en écoutant France Culture, histoire de ne pas perdre mon temps. Un petit coup de balai dans la cuisine, et je m’assois sur le canapé pour déguster mon café, dont j’ai besoin tant pour la caféine qu’il contient que pour le moment de repos qu’il m’offre.

Je ferme les yeux pour goûter l’instant, ce qui me permet par la même occasion de mieux faire abstraction du désordre ambiant et des cadavres de repas que mes vautours ont laissé après leur festin.

J’oubliais !

J’ai laissé ma fille sur les toilettes. Je file dans la salle de bain. Je négocie ensuite avec mes enfants pour qu’ils troquent leur pyjama contre des vêtements.

« Alleeez ! Si vous ne vous habillez pas, on n’ira pas au parc » (parole en l’air : on va toujours au parc, sinon j’explose à l’intérieur ; mais bon, faisons comme si y aller résultait d’un choix d’activité au milieu de mille autres possibles). Plus de pantalon propre ? « Prends celui d’hier, il n’est pas vraiment sale finalement. »

Je retourne à mon café. Raté, il est encore froid. Je ferai mieux demain.

Vous connaissez le lapin d’Alice au Pays des Merveilles ? Il me ressemble beaucoup, celui-là, à être « toujours en retard », et à n’avoir pas même le temps de « dire au revoir »Le temps file, je cours partout et je m’agite, et je n’ai pourtant pas l’impression d’avoir fait grand-chose à la fin de la journée.

Et tout est à refaire demain :

Ce qui est propre sera sali, ce qui est rangé dérangé, ce qui est rempli sera vidé…

Les tâches domestiques ont ceci d’ingrat qu’elles nécessitent un travail constant, et que tout est toujours à refaire. Ça n’avance pas, parce qu’il ne s’agit pas d’innover, mais de faire toujours la même chose, et chaque jour je me retrouve tel Sisyphe avec mon gros caillou à pousser en haut de la montagne (activité en soi stupide), alors qu’il redescend ensuite irrémédiablement (activité encore plus absurde).

Les mots de Simone de Beauvoir me reviennent en tête et me sautent à la gorge. 

« Les travaux domestiques auxquels elle [la femme] est vouée, parce qu’ils sont seuls conciliables avec les charges de la maternité, l’enfermement dans la répétition et dans l’immanence ; ils se reproduisent de jour en jour sous une forme identique qui se perpétue presque sans changement de siècle en siècle ; ils ne produisent rien de neuf, là où l’homme pour nourrir sa famille se transcende dans le nouveau en fabriquant. »

Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe.

Portrait sympathique et alléchant des travaux domestiques, où Simone promet à celle qui s’y enferme d’être condamnée à la répétition, au perpétuel retour du même, tout en ne déployant aucune compétence particulière. Et nos grands-mères se trompent en nous affirmant que de leur temps, « c’était plus dur, ma p’tite chérie : on n’avait pas le lave-vaisselle et encore moins la machine à laver ! ».

Certes, une armée de robots se presse pour nous aider à nos tâches ménagères, mais c’est un leurre de penser qu’ils ont diminué notre temps de travail : malgré la massification des machines, « le temps requis par les travaux domestiques a augmenté du fait de la baisse du recours à des domestiques, d’une augmentation des standards de tenue d’une maison, et d’une complexification de la tâche d’éducation des enfants » (Emilie Martin, The Woman in the Body, p. 122). 

Nous ne pouvons pas attendre de la technique une solution à notre surmenage.

Que faire ? Tout plaquer ?

C’est tentant, parfois… Embaucher une femme de ménage à temps plein ? Le rêve ! Mieux répartir les tâches dans le couple ? On y travaille, mais que ce soit moi ou lui, le problème reste le même : ces activités ne sont pas valorisantes. 

Il existe bien une autre solution, mais elle demande une conversion de notre rapport à ce travail parfois ingrat et fatigant. 

Le problème des tâches ménagères est le manque de considération que l’on en tire.

Pourquoi donc ces tâches sont-elles si méprisées ? Nous l’avons vu, parce qu’elles ne créent rien de nouveau, mais sont rivées à un quotidien toujours identique. Mais si j’étais femme de ménage, les gens me diraient poliment que j’ai un métier très utile. Le problème est donc enraciné plus loin : nous méprisons les tâches ménagères parce qu’elles ne sont pas rémunérées, et sont donc vues dans notre société comme une perte de temps (et d’argent!). Je suis nounou à temps plein avec deux enfants, et femme de ménage, cuisinière et grande intendante (tâches que je partage il est vrai avec mon mari), en plus de rédiger ma thèse.

Pas mal, non ? Ça fait mieux que « mère au foyer », mais en réalité c’est la même chose, rémunération exceptée. Nous pouvons donc changer notre rapport à ces activités en les reconnaissant comme un « travail » – ce qui n’est pas bien simple, vous me direz, car il faut changer le regard de la société toute entière. De manière classique on définit le travail non pas comme une activité qui donne lieu à une rémunération (qui correspond grosso modo à notre définition moderne du travail), mais comme une activité humaine, qui participe à la réalisation d’un bien ou d’un service en vue de satisfaire des besoins et désirs. Les travaux ménagers sont donc bien un travail, en tant que réalisation de services répondant à des besoins.

L’autre chose qui mine le travail à la maison, c’est l’impératif de rentabilité, de productivité, d’efficacité permanentes auxquels nous sommes soumis dans toutes nos activités, au travail comme à la maison, ou encore dans nos loisirs.

Le « vite fait bien fait » nous pousse et nous presse…

…nous faisant faire mille choses à la fois pour ne pas perdre notre temps, mais augmente le sentiment de frustration et d’oppression. Nous repoussons toujours à plus tard la vie où nous aurons le temps de faire les choses. Emilie Martin dans son ouvrage The Woman in the body montre comment la logique de rentabilité de notre monde a envahi la sphère du privé : pour avoir de la valeur, une chose doit être faite de manière efficace et rentable.

Vous connaissez Moins cher à la douzaine ? Avant d’être un film humoristique, c’est un livre autobiographique, où on nous raconte comment Gilbreth, père de 12 enfants, a standardisé les activités communes en analysant les photos de ses enfants faisant la vaisselle par exemple, pour réduire leurs mouvements et aller plus vite. Incroyable, chapeau même. N’est-ce pas là l’idéal des travaux ménagers, qu’on les fasse au plus vite pour qu’on puisse passer enfin à autre chose ? 

Mais le problème justement est qu’on a très peu le temps de passer à autre chose. Écoutons le bon vieux Sénèque :

« Si tu y prends garde, la plus grande part de la vie se passe à mal faire, une grande à ne rien faire, le tout à faire autre chose que ce qu’on devrait ».

(Lettres à Lucilius, I)

Le secret n’est pas de faire au plus vite, mais de s’appesantir sur ce que l’on fait, d’être à l’activité que l’on entreprend ; alors l’activité que nous faisons, quelle qu’elle soit, peut être comblante et même pacifiante. 

Par exemple, quand je fais la cuisine tel un arc tendu, je peux être sous tension permanente pour aller au plus vite, en pensant à mille autres choses, et une fois l’activité finie je ne tire aucune satisfaction, car je n’étais pas du tout présente à ce que j’ai fait. Faire la cuisine est une activité stressante si mon seul objectif est de la faire de la manière la plus rapide possible ; si en revanche, sans être obnubilée par mon action, je décide d’en faire une activité que je fais aussi pour elle-même, je regarde la carotte que je coupe, je sens la pâte que j’étale sur mon rouleau, toutes ces activités deviennent non plus agitation vaine mais action sur le monde. Et même si je m’efforce de faire tout au plus vite, combien de secondes pourrais-je ainsi « économiser » ?

Pas grand-chose…

Aller vite pour terminer plus vite ne nous fait rien gagner, mais nous disperse, nous épuise, et augmente le sentiment de frustration dans les actions réalisées.

On peut faire de la longue liste des travaux ménagers non plus une corvée qui nous vole notre vie, mais un lieu où l’on « séjourne avec soi », pour reprendre les mots de Sénèque, si l’on prend le temps de faire les choses plutôt que de sans arrêt chercher à ne pas perdre notre temps.

« Tu ne cours pas çà et là, et ne te jettes pas dans l’agitation des déplacements. Cette mobilité est d’un esprit malade ». Pour commencer à vivre heureux, il faut « se fixer, […] séjourner avec soi »

(Sénèque, Lettres à Lucilius, II)

Alors certes, ça ne raccourcit pas la to-do list des tâches à faire, mais ça ne la rallonge pas vraiment non plus ; en revanche on s’offre la possibilité de ne pas se disperser mais de se trouver dans les actions entreprises. 



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Cet article a été écrit par :
Marie Lucas Leborgne

Professeure agrégée de philosophie et mère de trois enfants, elle vit actuellement à Compiègne. Mère et prof à temps plein, quand il lui reste du temps libre elle continue ses recherches sur le corps féminin en philosophie. Et à ses heures perdues, elle écrit de la fiction jeune adulte. 

Elle a à coeur de porter sur les questions chères aux Fabuleuses un regard philosophique et concret, inspiré de ses lectures et de ses propres questionnements.

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