Lorsque j’ai mes règles, j’oscille ainsi entre le « déjà ? » et « encore ! », face à cette tuile qui me tombe dessus avec une régularité déconcertante et agaçante. Par mon corps, j’éprouve le temps comme discontinuité, rupture et retour du même.
Les règles donnent une cadence à mon existence, elles façonnent un « temps des femmes » (Julia Kristeva).
Un temps marqué de ruptures.
Le temps des femmes est, comme pour l’homme, d’abord vécu de manière linéaire, comme un écoulement continu et irréversible : ce qui a été ne sera plus, et ce qui sera ne sera plus. Mais à la différence du corps de l’homme, cet écoulement continu du temps est marqué de ruptures nettes, avec la ménarche et la ménopause. Mon corps entre avec fracas dans la puberté par les règles, et me signifie qu’il n’est plus fécond lorsque les règles ne sont plus régulières, puis ne reviennent plus.
Ces étapes sont comme des jalons du temps qui passe dans notre corps.
Un temps fait de répétitions.
Ce temps linéaire marqué de ruptures est également pour le corps féminin vécu de façon cyclique. Tous les 28 jours pendant 6 jours en moyenne, le corps des femmes est scandé par les règles, entre 12 et 51 ans. Le cycle menstruel brise ainsi la linéarité du temps. Il imprime dans le corps de la femme un continuel recommencement qui structure l’existence.
Ce continuel retour du même peut avoir quelque chose d’angoissant, d’oppressant même, et ce surtout lorsque les règles sont douloureuses. On peut avoir l’impression que, chaque mois, notre utérus se lance un défi aussi palpitant que celui de Pénélope, tissant sa toile un jour pour la redéfaire ensuite, sans fin (et parfois sans but, lorsqu’on ne désire pas ou plus d’enfant).
Le temps s’écoule des femmes.
Ce temps des femmes n’est pas qu’une succession absurde de cycles : par mon corps de femme, je suis invitée à une prise de conscience récurrente de l’écoulement du temps. Les jours filent, quand la tache rouge me rappelle que déjà plus de 20 jours sont passés : « déjà ? ».
Ce « déjà » scande mon existence de femme et sert de marqueur du temps qui s’écoule.
Les règles inscrivent ainsi dans la femme « un rapport privilégié à la durée. Des points de repères sont ancrés dans leur corps ; […] par pulsations mensuelles régulières, le temps s’écoule des femmes » (Yvonne Verdier).
C’est mon corps qui m’indique que temps s’écoule, par le sang qui s’écoule : mon corps de femme est mesure du temps qui passe.
Le temps cyclique permet le retour sur soi.
Mon cycle menstruel m’invite ainsi à un mensuel retour sur moi. Les cycles sont une occasion de faire des bilans sur moi-même, bilans de ce que j’ai vécu depuis le dernier cycle, et bilans de ce que j’espère du mois qui vient. Personnellement quand j’attends mes règles, je tente de me rappeler de la dernière fois où je les ai eues, et de ce que je faisais à ce moment-là.
Chaque nouveau cycle est une mini invitation à un retour en arrière.
« Du seul fait que l’événement revient chaque mois, il permet de faire l’expérience de la discontinuité, qui incite à se tourner vers soi, pour regarder en arrière et devant soi » (Iris Young).
Gaël Baldassari, dans son très bon livre sur les règles (Kiff ton cycle) observe que la phase des règles est une phase introspective. Elle compare les règles à une grande vague qui se dresse face à nous : on peut y boire la tasse, la regarder de loin… ou surfer dessus. Elle invite ainsi à entrer dans son cycle menstruel comme une invitation à écouter davantage son corps, et accepter qu’il ne soit pas toujours le même. Dans le cycle féminin, alternent des phases d’action (phase pré-ovulatoire et ovulatoire) et de repos (phase pré-menstruelle et règles). Les règles en elles-mêmes ne sont pas toujours une partie de plaisir, mais je peux apprendre à en faire une occasion de « retraite », dans tous les sens du terme : se retirer de l’activisme quotidien, et se retrouver soi-même.
En bref, le « temps des femmes » est un temps du retour du même et du retour sur soi, faisant de l’existence cyclique une invitation à la méditation.
Mais comment entrer dans une « méditation menstruelle » (Iris Young) ?
Voici une idée simple et concrète : pourquoi pas, à chaque retour des règles, instituer un temps d’introspection, en considérant le chemin que nous avons parcouru depuis le dernier cycle ? Alors nos règles ne sont plus seulement une « tuile » mais une chance : celle, au moins quelques jours par mois, de nous pencher sur notre vie.