Un jour, lorsque j’avais 20 ans, concentrée sur le concours que j’étais en train de passer, je ne me suis pas aperçue que j’avais mes règles. Horreur.
Prise dans l’angoisse des concours, j’en avais oublié mes règles.
Ma chaise était pleine de sang.
Mais je n’allais quand même pas lever la main pour demander aux surveillants de l’épreuve une serviette hygiénique, et communiquer avec mes camarades était formellement interdit. Je suis restée clouée sur ma chaise. J’ai attendu que tout le monde soit parti, et j’ai couru aux toilettes pour tenter d’effacer en un temps record, sans être vue, toute trace de mon méfait. Et je suis repartie, une tache rouge sur mon pantalon, laissant derrière moi, honteuse, une chaise que je n’avais pas pu entièrement nettoyer.
J’ai rarement eu aussi honte de ma vie.
Je n’avais pas honte de ce que j’avais fait, mais de mon corps, que je n’avais pas su gérer, que je n’avais pas anticipé. Les règles dans notre société ne sont tolérées qu’à condition d’être en quelques sorte invisibilisées : il ne faut bien sûr pas qu’on les voit (la tache sur le pantalon ou sur la chaise est la pire des enfreintes au code de bonne conduite, à l’« étiquette menstruelle » (Sophie Laws)).
Mais il ne faut non plus qu’on puisse deviner que l’on a nos règles.
On glisse les protections périodiques dans des pochettes discrètes, on file aux toilettes plus souvent, mais de manière qui puisse paraître la plus inaperçue possible. Si j’avais tout simplement pu demander une serviette hygiénique, lors de mon concours, je me serais épargnée bien des désagréments…
Et surtout, on ne peut évoquer la douleur qui parfois nous tiraille le bas du ventre, ou nous déchire le dos. Mieux vaut dire que l’on « se sent mal », plutôt que de laisser entendre que l’on a ses règles.
La difficulté de nommer les règles par le mot approprié est un bon indicateur de la gêne que nous éprouvons :
les périphrases fleurissent, quand le mot lui-même paraît trop cru. Les menstruations sont considérées comme relevant de l’intimité, comme un « truc de fille » qu’il faut taire autant que faire se peut, et que l’on ne doit pas évoquer avec la gent masculine, pas même son partenaire. Un sondage de 2016 révèle que 7 femmes sur 10 n’ont jamais parlé de leurs règles avec leur partenaire !
Pourquoi les règles choquent tant ?
Les règles ont quelque chose de scandaleux : tout à coup, mon corps apparaît dans la sphère publique dans sa matérialité. Nous sommes dans une culture de la « somatophobie », de la haine du corps, dit la philosophe Iris Young. Un corps qui transpire, qui flatulle, ou qui manifeste le moindre signe de non-contrôle, fait horreur.
Les règles sont ainsi le modèle même de ce qui révulse, car le flot menstruel n’est pas contrôlable. Qui plus est il tache, et il est réputé sentir mauvais (ce qui, en passant, n’est pas vrai : le sang menstruel ne dégage aucune « mauvaise » odeur ; c’est le contact du sang avec l’air qui peut dégager une odeur « de règles », notamment avec des serviettes hygiéniques par exemple).
Les règles dérangent également, car elles laissent apparaître mon corps comme corps féminin. Le corps normal dans notre société est un corps neutre, qui ne sent rien, est inchangé, aux contours fermes. Mais lorsque j’ai mes règles, mon corps rend visible quelque chose qui dérange :
mon corps est changeant, mon corps s’écoule.
Dans notre société policée et aseptisée, avoir ses règles fait tache.
« Le corps normal, le corps par défaut, le corps que tout le monde est supposé avoir, n’est pas un corps saignant du vagin » (Iris Young).
La discrétion autour des règles n’est pas que pudeur et souci d’intimité.
Cette mise entre parenthèse des règles augmente la honte de notre corps de femme, et nous encourage à toujours agir contre notre corps, en continuant nos actions quotidiennes sans rien dire, puisqu’il ne faut pas que l’on devine que j’ai mes règles.
Que faire ? Avant de mettre une affiche dans la maison et de le clamer au boulot, ou d’en parler sans complexe aux repas de famille (gloups!), le premier pas c’est tout simplement de parler des règles de manière naturelle. Progressivement en faire un objet non scandaleux, au moins dans le cercle familial et amical.
C’est ainsi d’accepter notre corps comme corps menstrué,
c’est nous réapproprier cet événement menstruel, c’est se redécouvrir corps de femme, et conscientiser ce qui se vit dans le corps, plutôt que de simplement le mettre chaque mois sous le tapis.