Qui a vu le film de Woody Allen, « Minuit à Paris » ? Comme souvent avec Woody (oui, je l’appelle Woody), l’intrigue est au service d’une vérité qui gratouille :
mais pourquoi est-ce qu’on s’ingénie à idéaliser tout, sauf le moment présent ?
Le héros de Woody est un type sympa sur le point de se marier, mais au fond de lui, il a la nostalgie d’une autre époque. Une époque plus riche, plus brillante, plus festive, plus insouciante, plus créative : le Paris d’Hemingway, Cocteau et Fitzgerald.
Comment avoir la nostalgie d’une époque qu’on n’a pas connue ? Par le processus très efficace de l’idéalisation !
Grâce à un coup de baguette magique, le héros se trouve effectivement plongé dans cette époque à laquelle il se sent appartenir et qui concentre à ses yeux tous les atouts. Quelle n’est pas sa surprise d’y rencontrer une jeune femme qui, elle, se languit des années 1890, qu’elle n’a pas connues. C’est le fameux mythe de l’âge d’or, selon lequel la plupart d’entre nous se révèlent incapables d’apprécier leur propre temps, tout en idéalisant une époque passée supposée bien plus favorable.
La morale selon Woody, c’est que l’Âge d’or est insaisissable, il n’a pas d’existence objective. Chacun chérit son propre Âge d’or.
Courir après ne fait qu’empêcher d’apprécier son propre temps…
… qui continue de s’écouler pendant que nous rêvassons.
Au moment où j’ai vu ce film, j’étais très heureuse dans mon présent, mais je me souvenais parfaitement de cette période étrange pendant laquelle j’entretenais une relation amoureuse passionnée avec Jean Gabin. Ça tombait plutôt bien, celui qui allait devenir mon mari était épris de Romy Schneider. On s’est bien trouvés. Cependant la thèse du film a continué à me travailler en sous-marin, pendant plus de dix ans, jusqu’à ressurgir il y a quatre jours d’une manière tout à fait imprévue.
J’étais dans le bus 95 et à l’arrêt Musée du Louvre, j’ai vu descendre un couple d’une soixantaine d’années. Ils n’étaient pas assez vieux pour susciter la tendresse que l’on réserve aux amoureux de plus de soixante-quinze ans. Monsieur était ventripotent mais bon-pied-bon-oeil, madame portait des bas de contention couleur chair et elle boitait. Il ne l’a pas aidée à descendre, elle ne lui a pas accordé un regard, ils sont partis sans tellement s’attendre l’un l’autre. Ils allaient probablement visiter le Louvre, en trainant un peu la jambe et en s’ignorant superbement. Là je me suis dit que je venais de me prendre en pleine tête mon Âge d’or prospectif.
Parce que mon esprit futé a compris que l’Âge d’or du passé est un mythe, mais il se prélasse avec délices dans l’illusion que le vrai Âge d’or est à venir.
Oui, mon mari et moi nous avons eu des enfants très vite après nous être rencontrés, avant même d’avoir pu vraiment « profiter » (ce mot…….) de notre amour tout neuf. Oui, nous avons eu quatre enfants en sept ans, plus trois déménagements, trois tranches de gros travaux, et je vous passe les détails.
Oui, on est crevés et on regarde avec espérance l’âge de la retraite pour enfin disposer de notre temps, voyager, cueillir les fruits de ces années d’énergie dépensée pour construire notre vie. Mais non, rien ne me dit que nous serons encore en parfaite santé, préoccupés du bien de l’autre et amoureux dans une trentaine d’années. Or visiter le Louvre à côté de mon mari avec autant d’enthousiasme que si je devais traîner une valise qui roule mal n’est pas ma définition du bonheur de vieillir ensemble.
Mais qui me garantit que nous allons évoluer de manière à vivre enfin cet Âge d’or que je fantasme ?
Personne. Certainement pas l’assureur qui me vend une Garantie Accidents de la vie.
Alors voilà la claque que je me suis prise dans la figure :
je n’ai aucune idée de ce que nous serons dans 30 ans pour « cueillir les fruits » de nos années présentes.
Je n’ai d’ailleurs aucune certitude que nous « serons », tout simplement. J’ai pris conscience de ce paramètre qui m’avait échappé jusque là : l’inexorable déclin de nos corps. Ça fait un peu nana déprimée, mais je ne suis pas déprimée, je crois que c’est la juste réalité des choses, celle qu’on combat à coups de “quarante ans c’est le nouveau trente ans”, “cinquante c’est le nouveau quarante” et de senior empowerment. Ce n’est ni bien ni mal, ni beau ni moche, ni politiquement correct ou incorrect : c’est inévitable et c’est bien normal qu’on cherche à nier cette réalité-là.
En disant ça, j’enfonce une porte ouverte : on nous dit tellement que le présent c’est maintenant, qu’il faut goûter ces moments de vie, même imparfaits, que le temps passe… Pourtant ça m’a quand même secouée. Je n’ai pas de garantie sur l’avenir. Vraiment aucune. Ni sur notre retraite, ni sur le temps qu’il fera pendant les vacances d’été.
Si je vis dans cette illusion que le meilleur attend la retraite ou les vacances pour se révéler, je risque surtout d’être cruellement déçue et de regarder toutes ces années envolées en me disant que j’aurais mieux fait de chercher le meilleur à ce moment-là.
Et je laisse le mot de la fin à cette dame de cent ans dont j’écris les mémoires :
« Vous avez des enfants ? Délectez-vous de ces moments-là. On ne se délecte pas assez. »
Maintenant je n’investis plus en vue du futur, je m’investis pour le présent, qui est ma seule certitude.
Enfin, j’essaie.