Nos ponts devenus trop petits - Fabuleuses Au Foyer
Dans ma tête

Nos ponts devenus trop petits

femme pont noir et blanc
Rebecca Dernelle-Fischer 26 février 2024
Partager
l'article sur


Alors que mon mari et moi roulons dans la ville, il me montre du doigt le vieux pont sur lequel passe la voie ferroviaire et me dit : 

— Tu vois, les grosses éraflures sur la pierre ? Un camionneur a oublié qu’il ne passerait pas sous le pont avec son véhicule, il est resté coincé un certain temps.

On rit ensemble : il y a tellement de panneaux indiquant la hauteur maximum, qu’il faut être endormi pour ne pas les remarquer. Malgré tout, de temps en temps, un camion s’aventure sous l’un des trois ponts de la ville qui ont été construits trop bas pour les standards d’aujourd’hui. Christoph, qui aime m’expliquer ce qu’il a lu dans le journal local (heureusement qu’un de nous deux fait l’effort de se cultiver) continue sa séance d’information : 

— Par exemple, le pont qui monte vers le refuge des animaux, eh bien, les camions ne passent dessous que s’ils roulent au milieu de la route. Il va falloir un jour les rehausser, ces ponts, mais c’est un travail énorme.

Peu m’importe la complexité des plans de rénovation, je suis déjà complètement perdue dans mes pensées. Ma première réaction fut :

« Mais qu’ils ont été bêtes de construire des ponts si bas ».

J’adresse aux architectes du passé une salve de reproches, jusqu’à ce que je me rende compte qu’à l’époque de leur construction, ils étaient très bien dimensionnés, ces ponts. Comment leurs concepteurs auraient-ils pu prévoir que des centaines d’années plus tard, les camions ne passeraient pas en dessous ? Je me tourne vers Christoph : 

— Ça me rappelle un truc que j’ai lu sur internet, sur le fait de se pardonner soi-même les réactions qu’on a eues alors qu’on ne savait pas tout ce que l’on sait aujourd’hui. Les constructeurs, à la base, ils ont construit des super ponts, remplis leur contrat, en s’appuyant sur ce qu’ils savaient. À l’époque, personne n’avait besoin d’un pont plus haut. Les camions qu’on a aujourd’hui n’existaient pas.  

Alors que je développe le sujet, les idées se clarifient dans ma tête. Pas sûre que pour mon mari, elles soient aussi claires que pour moi, mais je continue sur ma lancée. 

— Dans la vie, on fait parfois des trucs qu’on se reproche encore des années après, on pense qu’on aurait dû faire mieux, prévoir, éviter, que sais-je… tu vois du style « je n’aurais pas dû lui faire confiance, je n’aurais pas dû crier, j’aurais dû prendre mes distances », mais, nous sommes comme ces bâtisseurs de ponts, nous avons construit avec ce que nous savions, avec les capacités que nous avions, en fonction de nos besoins et de nos forces de l’époque. Alors, pourquoi est-on parfois si sévère avec soi-même ? Pourquoi ne sait-on pas se taper sur l’épaule en se disant

« tu as bien fait ton boulot à l’époque, tu as fait du mieux que tu as pu » ? 

Pas sûre que la discussion ait pris la tournure à laquelle Christoph s’attendait, mais de mon côté, les pièces du puzzle trouvaient peu à peu leur place. 

Depuis cette discussion, je pense à t’écrire, ma chère Fabuleuse, à écrire un article qui s’intitulerait « Compassion pour nos ponts construits trop bas ». Parce que ce n’est pas un sujet anodin. C’est d’ailleurs un aspect très important en thérapie, notamment, quand quelqu’un a subi un abus en tant qu’enfant. La liste de reproches que se font certaines victimes est tellement longue. De la position d’adulte qu’elles ont, elles pointent le doigt vers l’enfant qu’elles étaient en lui reprochant « de ne pas avoir fait assez attention, de ne pas avoir osé en parler, ne pas s’être défendu ». C’est ce que Kristin Neff appelle la deuxième flèche. À la souffrance d’avoir été abusé (la première flèche), la victime ajoute la douleur de se faire des reproches (la deuxième flèche qu’elle se lance elle-même). Quelle que soit la nature de cette blessure d’enfance, il nous faut quitter nos grands chevaux pour se remettre à niveau de l’enfant que nous étions, de la personne que nous étions, des circonstances qui nous entouraient. Nous consoler et nous rappeler que nous n’avions ni la force, ni les compétences, ni le soutien, ni la connaissance que nous avons aujourd’hui. À l’époque, c’était notre manière de survivre, c’est comme cela que nous avons construit nos ponts. 

Compassion pour nos ponts construits trop bas.

Compassion pour les constructeurs que nous étions, pour les efforts que nous avons déployés, pour les erreurs que nous avons faites aussi parfois. Se pardonner d’avoir agi de la sorte, car nous n’avions pas la capacité d’agir autrement. 

« Forgive yourself for not knowing what you didn’t know before you learned it. » 

― Maya Angelou

Je traduirais cette phrase de Maya Angelou comme ceci « pardonne-toi le fait de ne pas avoir su ce que tu ne savais pas avant de l’avoir appris ». Un nœud de mots pour dire « chère Fabuleuse, pardonne-toi, ne te fais pas de reproches, tu as fait ce que tu as pu avec ce que tu savais, ce que tu avais, avec tes forces du moment ». Aime avec un peu plus de compassion cette version de toi-même qui a construit les ponts qui sont aujourd’hui trop bas, et dans lesquels tu te retrouves coincée. 

Oui, tu peux te pardonner de ne pas avoir su ce que tu sais maintenant.

Te pardonner d’avoir agi en fonction des défis qui étaient les tiens à cette époque-là, et non pour ceux que tu as découverts après. Ressentir cette compassion pour qui tu étais, pour qui tu es devenue, pour la manière dont tu as tenu le coup jusqu’ici. 

Les gens me demandent de temps en temps si nous reprendrions la décision d’adopter Pia, sachant tout ce qui s’est passé depuis. J’ai souvent répondu « oh oui, mais j’aimerais ne pas stresser autant pendant le processus, parce que j’ai ressenti tant de doutes et de peurs alors que finalement, tout s’est tellement bien passé ». 

J’aimerais avoir réagi différemment, sachant aujourd’hui que cela n’a servi à rien de vouloir faire avancer les choses plus vite ni d’avoir remis en question si souvent notre décision d’adopter un enfant porteur de trisomie 21.

Mais, à l’époque, je ne le savais pas encore.

J’ai donc réagi comme je l’ai fait, comme j’étais, avec tout mon être, toutes mes émotions, tous les recoins de mon histoire. Et je peux trouver la paix avec cela. Ne pas me reprocher d’avoir eu peur, embrasser le courage et l’espoir qui m’ont portée. Avoir un peu plus de compassion envers moi-même et envers tous mes doutes et cette tendance à me tourmenter de « si » et de « mais », avant l’arrivée de notre petite puce extra. 

La phrase de Maya Angelou résonne en moi : « Se pardonner, se pardonner de ne pas encore avoir su ce que nous n’avions pas encore appris ». C’est à la fois un conseil maternant et un rappel à l’ordre, une réprimande et un câlin. Elle nous dit « viens donc là, tu ne pouvais pas savoir », mais aussi « arrête de gratter la plaie qui guérit, laisse-toi donc un peu en paix ». 

Ne sois pas si sévère avec toi. Les reproches ne font que te blesser.

Ce manque de compassion envers tes ponts construits trop bas, c’est à toi qu’il fait du mal.

Tu es humaine. C’est normal de ne pas tout savoir à l’avance, de faire des erreurs ou encore de faire de son mieux et de réaliser plus tard que ce n’était pas assez. En pratiquant cette compassion avec toi, le plus étonnant sera peut-être qu’elle commencera assez vite à déteindre sur ce que tu penses des autres. Peut-être qu’eux aussi ils ont construit des ponts trop petits ? Peut-être même que tu n’hésites pas à leur dire qu’ils ont mal construit ? Peut-être que la liste des reproches que tu fais à tes parents sur l’éducation qu’ils t’ont donnée (ou encore mieux, les reproches que tu fais à tes beaux-parents sur l’éducation qu’ils ont donnée à ton partenaire) est longue. Et s’ils avaient fait de leur mieux en fonction de ce qu’ils savaient et avaient comme possibilité ? Et si nos parents aussi étaient tout simplement des humains imparfaits, qui ont aussi construit des ponts vraiment trop bas ? 

Compassion pour cette humanité qui est la nôtre : oui, nous serons toujours imparfaits, il nous arrivera inévitablement d’échouer et nous sommes limités dans nos capacités et dans notre compréhension. Quelque part, nous serons toujours en cours de formation. Parents en formation, adulte en formation, ami en formation, Fabuleuse en formation,…

Nous construisons et construirons encore des ponts qui se révéleront un jour trop petits. 

Évidemment, j’en ai construit, des ponts trop bas, en tant que fabuleuse maman. Cela me dérange, j’aimerais avoir construit des ponts mégas modernes, supers flexibles, larges… mais malheureusement, ce n’est pas comme ça et parfois, quand je suis dans la voiture avec mes trois filles et qu’on a un peu de temps pour discuter sans qu’elles ne s’enfuient dans leur chambre parce que le sujet est « plutôt ringard », je leur dis : 

— J’ai fait des erreurs tout au long de votre enfance, j’en fais encore maintenant. Peut-être que vous ne le réaliserez que lorsque vous deviendrez vous-même maman. Vous aurez alors envie de me dire tout ce que j’ai raté dans votre éducation. Ma porte sera toujours ouverte, vous pouvez venir me le dire et m’expliquer. J’ai essayé de faire bien, mais ce n’était pas toujours réussi. J’en suis désolée, vraiment. 

Généralement, on finit cette discussion en riant de mes plus grosses gaffes et de mes erreurs. Emma aimant plus que tout me rappeler que je l’ai abandonnée à l’hôpital quand elle était bébé, alors qu’elle avait une bronchite occlusive et que j’avais nerveusement craqué en raison du manque de sommeil. Alors je me confonds de nouveau en excuses, je reconnais que c’était probablement un traumatisme pour elle. Je lui rappelle de bien noter tout cela pour en parler avec son thérapeute plus tard, qu’il trouvera cela certainement très intéressant.

On rit ensemble, on rit de mon humanité de maman, de cette imperfection qui nous colle tous à la peau.

On peut rire parce qu’on sait que l’amour va bien au-delà de toutes ces erreurs. J’espère que mes filles retiendront une chose de ces conversations avec moi : on peut faire des erreurs, tout en pensant qu’on fait bien, on peut aussi le réaliser après et on peut s’aimer malgré tout, on peut en parler avec les autres sans que le lien se brise, on peut exercer la compassion envers soi et envers les autres sans perdre de notre valeur. On peut accepter d’avoir dans nos vies des ponts qui sont devenus trop bas, sans passer son temps à râler sur les ingénieurs qui les ont construits. On peut être un être humain en formation, une Fabuleuse en construction, une personne pleine de compassion pour les ponts de sa vie qui sont devenus trop bas. 



Partager
l'article sur


CHÈRE FABULEUSE
Le mail du matin
Les aléas de ta vie de maman te font parfois oublier la Fabuleuse qui est en toi ? Inscris-toi ici pour recevoir chaque matin ton petit remontant spécial maman ! Une piqûre de rappel pour ne pas oublier de prendre soin de toi, respirer un grand coup et te souvenir de ton cœur qui bat. C’est entièrement gratuit et tu peux te désabonner à tout moment.


Cet article a été écrit par :
Rebecca Dernelle-Fischer

Psychologue d’origine belge, Rebecca Dernelle-Fischer est installée en Allemagne avec son mari et ses trois filles. Après avoir accompagné de nombreuses personnes handicapées, Rebecca est aujourd’hui la maman adoptive de Pia, une petite fille porteuse de trisomie 21.
https://dernelle-fischer.de/

> Plus d'articles du même auteur
Les articles
similaires
les gens qu'on aime
Les gens qu’on aime 
Les gens qu’on aime ne sont pas les brillants, les parfaits, les élégants.  Les gens qu’on aime sont proches ou[...]
femme devant un miroir
Je nourris à mon égard une grande…
Il y a quelques semaines de cela, je participais à un temps d’échanges fort intéressant sur la difficile thématique de[...]
bientraitance
Bienveillance… ou bientraitance ?
Nous avons tous, enfouie dans un coin de notre tête, la représentation idyllique d’une famille où tous vivraient en harmonie.[...]
Conception et réalisation : Progressif Media