– Tu m’as fait une liste ? Que je ne coure pas jusqu’au 24 décembre 19h45 pour trouver un cadeau à chacun.
– Vous arrivez le jour même ? À quelle heure ? À combien ? Pour combien de jours ?
– Quoi ? Les cousins arrivent la veille ? Génial, on ne va pas dormir. Les enfants vont hurler jusqu’à 23h et se réveiller à 6h.
Noël ! L’odeur des marrons chauds, de la cannelle et de l’orange séchée, les couleurs du sapin, le crépitement du feu. Noël et ses papilles chocolatées.
Mais aussi, Noël et ses rancœurs, sa complexité…
À l’approche de cette fête incontournable, une agitation particulière s’immisce dans les familles. Une frénésie joyeuse ou malheureuse dans laquelle s’entremêlent tout à la fois le sacré, le familial et, il faut le dire, le commercial.
Noël joyeux …
Noël est le temps des retrouvailles et des embrassades, l’occasion de se revoir et de passer du temps ensemble, de se gâter, de faire une trêve dans nos difficultés, une pause dans notre rythme. Les couples que j’accompagne soulignent l’importance de saisir la joie de leurs enfants à la venue de Noël, de goûter à leur émerveillement contagieux devant une guirlande étincelante, de répondre à leurs questionnements existentiels sur la réalité du Père Noël ou sur la venue de ce petit Jésus. La tradition diffère selon les familles.
Pour les couples dont les enfants sont plus grands, étudiants ou jeunes mariés,
le plaisir de « faire famille » dans une ambiance soignée est palpable.
Noël est le temps de l’alliance et de la douceur.
Qu’il est bon de glisser son visage dans le cou fripé de sa grand-mère et de se shooter un coup à l’eau de Rochas, qu’il est agréable de recevoir une accolade paternelle, de sentir que l’on est aimé, que l’on appartient à un groupe qui nous a vu grandir.
Cette magie de Noël nous habite un peu, parfois beaucoup.
Elle nous projette dans un scénario idéal que nous souhaitons, de façon plus ou moins avouée : une famille unie, qui rayonne et qui réchauffe. Elle nous rappelle combien il est doux de plonger dans ses racines, de revenir au berceau qui rassure, qui nous renvoie à notre enfance. Derrière ces problématiques se cache une dimension sacrée de Noël. Qu’elle soit religieuse ou familiale, il semble difficile de lui échapper : Noël nous pousse à re-questionner nos valeurs, nos essentiels, notre place auprès des autres. Et que l’on le veuille ou non, cela nous anime.
… Noël complexe
Ce qui nous amène à explorer la face cachée de Noël.
Celle que l’on ne veut pas voir, mais qui nous trotte dans la tête un mois avant, qui s’amplifie au fur et à mesure que les fenêtres du calendrier de l’Avent s’ouvrent. On se croirait dans un film à suspens pas drôle. Qui va gagner cette fois-ci ?
Car Noël, c’est aussi le temps des contradictions, des conflits de loyauté entre la famille qu’on a construite et celle dont on est issu. La rancœur et l’agacement nous envahissent : « Est-ce mon frère qui va bénéficier de la grande chambre pour coucher son enfant ? Et qui va loger belle-maman ? Ma belle-sœur ou moi-même ? Et flûte, c’est sa mère, quoi. Et qui va rôtir la dinde ? La dinde, je le sens, ça va être moi, comme chaque année. »
Je reçois Florie et Nicolas.
Cette année, ils ont décidé de ne pas bouger pour Noël, de ne pas parcourir 600 kilomètres dans un sens pour camper deux nuits avant de faire le chemin inverse. Cette année, ils ont besoin de se reposer, chez eux. La rentrée a été particulièrement éreintante. Il a fallu déménager l’aîné deux fois et le petit dernier sort tout juste d’une appendicite aiguë opérée de justesse. Pour Noël, ils souhaitent se retrouver tranquillement, ouvrir les paquets chez soi, pédaler avec le nouveau vélo avant la rentrée de janvier et organiser une soirée tartiflette, celle qu’on se promet depuis un an déjà.
Les mots qui les inspirent sont CALME et ENSEMBLE.
Mais les parents de Nicolas ne comprennent pas. Leur incompréhension remet en cause la décision que Nicolas et Florie avaient prise et suscite une négociation affective dans laquelle Nicolas ne parvient pas à se situer. Ses parents ne sont pas éternels, se dit-il. Il ne les a pas beaucoup vus cet été. « Et puis, maman a été malade tout septembre. Elle a droit à ce réconfort ». Ah oui, et ils veulent voir les enfants. LEURS petits-enfants, justement. Une demande qu’ils énoncent comme un droit impérieux et qui provoque l’exaspération de Florie :
« Tes parents sont tyranniques. Ont-ils compris que nous étions mariés depuis 20 ans ? Dis-leur de venir du 28 décembre au 2 janvier. Ils sont retraités, ils n’ont que ça à faire. »
« Oui, mais le 31 est consacré à leur groupe, tu sais celui avec lequel ils sont partis à Rome au printemps » répond Nicolas excédé par le ton cynique de sa femme, qui le blesse.
Nous pourrions décliner à l’infini ce genre de conflit de valeur :
- Respecter ses besoins du moment MAIS devoir, pour cela, déroger à la sacro-sainte tradition familiale ? Et prendre le risque de se farcir des heures de justification ou de négociation si les uns et les autres ne comprennent pas ?
- Faire passer en priorité le désir de ses parents OU de son conjoint ?
- Faire barrage au caprice du frère ou de la belle-sœur qui une nouvelle fois imposera ses dates OU mettre son poing dans la poche et privilégier l’harmonie familiale ?
- Endosser à nouveau le rôle de celle qui concilie OU, cette fois-ci, poser des limites plus fermes ?
Une mise en scène familiale
Quand on gratte un peu, on découvre combien nous sommes pétris de rancœurs au sein de la famille. Les différences font naître de nombreuses comparaisons implicites, elles sont analysées avec minutie et virent une fois sur deux au pugilat, au conflit de loyauté. Untel gagne mieux sa vie. Unetelle a trop d’enfants. Celui-ci croit encore au Père Noël. Est-ce encore supportable d’endurer les plaintes du beau-frère sur tout et n’importe quoi ? « Le premier qui parle du Covid, de la guerre en Ukraine, ou d’éco-anxiété, je lui fais manger la bûche. » me dit une cliente en riant (à moité jaune).
La famille devient un théâtre de désir de reconnaissance où chacun lorgne ce qui est distribué en part affective à l’autre.
Un théâtre où notre rêve de famille idéale est malmené par la réalité, où finalement Noël joyeux devient un Noël assourdissant, conventionnel, pour sauver un peu la face et même se mentir à nous-même. Dans certaines situations, Noël vire au cauchemar.
Sortir de ces conflits complexes demande une vraie maturité.
Que ce soit du côté des grands-parents ou des beaux-parents dans leur capacité à ne plus faire de chantage affectif autour d’une fête qui se veut, au demeurant, belle et même sacrée dans de nombreux esprits. Noël peut aussi devenir la période de Noël et s’étendre un peu, l’essentiel étant peut-être de se retrouver au-delà d’une date. Cela demande un exercice de souplesse par rapport aux traditions familiales, au fameux « on a toujours fait comme ça ». Être grands-parents ou beaux-parents, c’est laisser son enfants construire ce qu’il a à construire, même si cela nécessite un renoncement. Le propre d’une famille est d’évoluer et de toujours se questionner sur ce que l’elle souhaite adapter, innover.
Cela demande également un peu de maturité aux enfants devenus parents.
Grandir, c’est devenir adulte, savoir choisir et l’assumer. Préserver les liens familiaux, certes, entretenir les cousinades, oui. Mais certaines années devront peut-être s’organiser autrement, en acceptant de différer les retrouvailles. Construire sa famille implique parfois de faire un pas de côté. Ces choix sont parfois cornéliens mais ne constituent pas des ruptures irréversibles, si l’on pense les choses dans une perspective à plus long terme et si les choses sont énoncées avec bienveillance : « On ne peut pas venir à Noël cette année. Mais nous vous accueillerions avec plaisir à la maison / nous serons là de pied ferme à Pâques / l’an prochain nous serons là / et si l’on se faisait une réunion familiale sur le pont du premier mai ? »
Il y a une place pour la flexibilité entre la tradition et la nouveauté.
D’ailleurs Noël, issu du mot nativité, nous rappelle combien ce temps est un temps de naissance. Un temps pour naître à autre chose ? Et à quoi de bon ?