Les enfants sont couchés.
Alors que nous débarrassons la table du dîner, mon Fabuleux raconte une anecdote du boulot. Et là, la chute :
« Alors tu comprends, le mec était fier comme s’il avait un bar-tabac ! »
Comprendre : il était fier comme Artaban. Un jeu de mots élaboré par Coluche il y a presque trente ans. Coluche qui fait partie de mon quotidien depuis presque dix ans, puisque mon Fabuleux l’emploie – presque – à toutes les sauces.
Exemple : Notre aîné termine une tour de Kapla. Son père et moi sommes sommés de tomber ébahis devant tant d’ingéniosité. Débriefing de la situation par mon Fabuleux :
« Il a cru qu’il était sorti de la cuisine à Jupiter ? »
Comprendre : sorti de la cuisse de Jupiter. Encore une colucherie que mon Fabuleux aime manier à tout bout de champ.
Je dois avouer que c’est une des choses qui m’ont attirée chez lui.
Son humour. Sa répartie. Certainement parce que j’en manque ! Petite, on me disait susceptible, dépourvue d’humour sur moi-même. Ça n’est pas faute d’avoir été à bonne école avec mes frères, mes cousins et mes oncles. Mais bon, apparemment, ça n’a pas suffi : j’ai tendance à me vexer facilement et à prendre les choses très à cœur (surtout quand je suis dans ma belle-famille, j’avoue).
Et la répartie… Ah, cette satanée répartie ! J’aimerais tant savoir quoi répondre, peu importe la situation ! Comme lui, finalement. Les années passant, sa répartie, d’admirée, est devenue l’objet de mes convoitises. « Si seulement ». Si seulement je savais toujours quoi répondre. Comme lui. Si seulement j’arrivais à réagir à certaines remarques comme il faut : du tac au tac et avec humour !
D’objet de convoitise, sa répartie m’a agacée, puis excédée.
« De toutes façons, tu as toujours réponse à tout ! »
Son humour, aussi, est devenu l’objet de mes critiques :
« Mais arrête de plaisanter, je te parle de quelque chose de sérieux ! »
Ou encore :
« Tu ne peux pas rester sérieux cinq minutes ? ».
Derrière la trentenaire, la petite fille complexée et blessée n’est jamais bien loin. C’est alors que la trentenaire se transforme en nana pas marrante, limite aigrie. Bref, en fille « relou ». Et quand le ton monte, c’est pire : ses tentatives de détendre l’atmosphère avec une blague ou un jeu de mots ne font que jeter de l’huile sur le feu.
Je monte aux créneaux et me transforme en une furie que rien ni personne ne peut arrêter.
Et lui ? Il se ferme. Comme une huître. Spectateur de ma colère et de mon intransigeance.
Je me souviens de cette dispute mémorable.
Le ton montait. Je lui reprochais à peu près tout (soyons honnête). Et puis il plante son regard dans le mien, prend mes mains dans les siennes, imite ma bouche en cul de poule (c’est comme ça qu’il l’appelle quand je suis énervée) et se met à baragouiner d’une voix de fausset :
« Et gna-gna-gna-gna, et tut-tut-tut ! »
L’effet est immédiat : j’éclate de rire. Honteuse, je me blottis contre lui.
« OK, t’as gagné : on va s’arrêter là pour ce soir. »
Oui, l’humour a gagné. Je lui accorde d’ailleurs de plus en plus souvent la victoire, depuis cette fameuse soirée. Alors qu’elle risquait de très mal se terminer – version auberge du cul tourné – elle nous a quittés enlacés sur le canapé. Ce fameux « gna-gna-gna-gna, et tut-tut-tut » gagne généralement par K.O. Je ne sais pas si c’est la formulation totalement débile qui joue sur mon cortex préfrontal, lui envoyant un signal décisif, toujours est-il qu’en général, elle a pour effet de couper la chique à ma mauvaise humeur et à mon trop plein de sérieux.
Je n’aurai jamais l’humour ni la répartie de mon Fabuleux.
Mais je peux désormais admettre, sans ressentir la moindre honte ni le plus infime sentiment de comparaison, que ces deux facettes de sa personnalité constituent des trésors. Des antidotes à la prise de tête, à la morosité qui nous guette, à la lassitude qui s’installe dans le quotidien. Des ingrédients indispensables à notre quotidien, qui ont pour effet – parmi leurs nombreuses indications – de mettre de l’huile dans les rouages. À moi de les soigner, ces trésors.