L’onde de choc s’atténue peu à peu, le temps fait son œuvre. Voilà près de deux semaines que la porte du service de l’UHM s’est refermée sur toi.
Je n’imaginais pas ça il y a 16 ans, quand tu es venu au monde :
devoir te laisser en pédopsychiatrie pour dépression et tentative de suicide. Nous n’avons plus le droit maintenant de te voir que deux heures par semaine et de t’envoyer quelques messages l’après-midi si tu ne dors pas à cause des médicaments. Je prends pleinement conscience de tes difficultés quand je vois dans le service un autre ado qui te regarde, il est autiste.
Oui à mes yeux vous avez tous les deux la même difficulté : celle de s’adapter à un monde qui ne reconnaît pas votre sensibilité ni votre mode de raisonnement propre.
Tu as dit au psychiatre que tu ne voulais pas d’antidépresseur parce que cela te coupait de tes émotions, mais lorsqu’elles te submergent tu n’arrives pas à les gérer.
Depuis ce fameux soir, je suis passée par différentes émotions,
j’essaie de comprendre comment nous avons pu en arriver là. Nous avions pourtant écouté la psychologue qui avait perçu le danger et nous avait demandé de t’amener aux urgences, car elle sentait le passage à l’acte imminent. Je pourrais accuser la société d’être anxiogène au quotidien : tu as connu les actes terroristes en France lorsque tu étais en maternelle, puis l’isolement lié au covid pendant tes années collège et maintenant ces guerres qui s’amplifient en Ukraine et en Israël.
Je pourrai accuser les pouvoirs publics de ne pas mettre en place les moyens pour s’occuper de la détresse de nos ados.
Pendant ton passage de 56 h aux urgences, qui t’a réellement pris au sérieux, alors que s’ajoutaient aux patients deux adolescentes qui avaient tenté elles-aussi de mettre fin à leurs jours. Dans le service de pédiatrie, ils t’ont laissé tes lacets et des câbles à disposition, ce qui a malheureusement facilité ton passage à l’acte.
En fait je culpabilise :
j’ai plutôt l’impression d’avoir raté mon épreuve de maman, comme si j’avais eu tous les ingrédients pour que cela fonctionne, mais que j’ai tout gâché. J’ai cherché la recette du bonheur pour vous et j’ai d’abord testé les recettes traditionnelles. Je sais que j’ai beaucoup exigé de toi, de ton frère et de ta sœur. Puis j’ai compris qu’avec votre caractère et votre sensibilité, j’allais manquer la cible. J’ai continué de chercher encore et encore, je croyais avoir trouvé, et l’adolescence est venue tout chambouler.
Finalement je comprends que je n’ai pas « raté » comme j’ai pu le croire d’abord, mais je prends conscience que mon rôle de maman a ses limites.
Ce que je comprends, c’est que j’ai créé ma propre recette du bonheur parce que j’ai trouvé mon ingrédient mystère, mais que c’est une recette qui ne se transmet pas. C’est à toi de la trouver seul, c’est à ton tour de te mettre à cuisiner. Pour le moment tu dois être aidé par les ingrédients chimiques que sont les antidépresseurs, mais au fond qu’importe, l’idée est de cuisiner ! Je peux être ton commis de cuisine pour t’aider dans les premières années, mais tu devras forcément accepter d’être seul à un moment, afin de trouver tes propres ingrédients et d’écrire ta propre recette. N’oublie pas mon fils, que tu auras toujours un accès illimité à un ingrédient important : l’amour de tes parents. Et même si tu prends le chemin d’une cuisine exotique qui viendrait heurter peut-être mes propres goûts, sache que je t’aimerai toujours.
Ta maman qui t’aime et qui mesure la chance de te savoir encore en vie