Micheline connaît ses limites. Elle sait qu’elle n’est pas capable de réactions humaines avant d’avoir pris son petit déjeuner, ni de faire du repassage devant un écran sans passer le fer brûlant sur ses doigts délicats, de courir un semi-marathon sans faire de crise cardiaque, ou de faire les courses avec ses enfants sans avoir envie de les abandonner dans la forêt.
Mais, parfois, Micheline oublie.
Et elle se retrouve à 7h du matin en train de grogner en retroussant les babines face à Jean-Claude, ou la main brûlée devant Netflix, ou pire, dans un supermarché avec ses enfants.
Tous ses enfants, les 3 réels et les 15 ressentis avec.
Ce jour-là, Micheline n’avait vraiment pas le choix, sa commande drive avait mystérieusement disparu dans les limbes d’internet, et le frigo était aussi vide que le cerveau d’une nymphette de la téléréalité. Alors Micheline a pris son courage à 2 mains, (pourtant déjà pleines à cause des 25 sacs de course) ses enfants sous le bras et elle est partie faire des courses, à 17h, à la sortie de l’école. Micheline SAVAIT que ce serait un carnage. Elle se sentait comme la blonde idiote des films d’horreur qui propose à la bande d’adolescents de se séparer pour affronter le tueur psychopathe, provoquant leurs morts violentes. Non, Micheline n’est pas du tout mélodramatique.
Sortie de voiture : Micheline retrouve le jeton de caddie coincé sous le réhausseur de son fils, appâte les enfants avec des chocolats, fourre les 25 sacs cabas de course avec sa dernière dans le caddie et c’est parti.
Pourquoi Micheline prend-elle 25 sacs de courses ?
Pourquoi la lune influe-t-elle sur les marées ? On ne sait pas, c’est comme ça.
Rayon 1 : Micheline se rend compte qu’elle n’a pas sa liste de course.
Mais bon, elle se demande un peu pourquoi elle continue à en faire, des listes, parce que la dernière fois qu’elle a fait des courses avec c’était avant d’avoir des enfants, au moins. Il est vraiment grand mais bien fait ce supermarché, il commence par le rayon boulangerie, hop, pains au chocolat pour tout le monde. 2 paquets de pain de mie, 2 baguettes, rayon suivant.
Rayon 2 : lessive, drôle de transition.
Mais on prend un paquet de lessive en poudre, on rappelle à Gudule qu’il est interdit de l’ouvrir et surtout d’en manger, et on continue.
Rayon 4 : le caddie commence à se remplir.
Gudule est assise sur la lessive et lance des ordres à Frédégonde et Dagobert qui poussent et tirent le chariot pendant que Micheline chuchote toutes les 2 minutes « Chuuuuut, moins de bruit, on ne fait pas les fous avec le chariot s’il vous plaît ».
Rayon 10 : c’est vraiment un grand magasin.
Les rayons sont suffisamment longs pour que ce soit très rigolo de lancer le caddie à pleine balle, Gudule criant sa joie, debout sur la lessive. Micheline essaye de suivre le rythme, les bras chargés de macaronis. Micheline ne chuchote plus, mais elle ne hurle pas encore, on l’admire.
Rayon 98 : une fois les boissons chargées, Gudule a moins de place, alors elle s’assied sur les chips.
Pendant ce temps Micheline choisit avec soin des fruits et des légumes sains que Frédégonde va gentiment soumettre à la pesée. Dagobert préfère jongler avec des oranges, que Micheline se sent donc obligée d’acheter alors qu’à la maison personne n’aime ça. Micheline commence à transpirer et à gronder, sous le regard sardonique de 2 mégères qui auraient mieux fait de faire leurs courses à une heure où il y a moins de monde, si elles n’aiment pas le bruit.
Rayon 8000 : l’enfant terrible est sortie du caddie.
Apparemment elle a emporté avec elle les chips, le dentifrice, les oranges et 2 paquets de macaroni. Pas mal pour un enfant qui n’était, ce matin, même pas capable de porter son cartable. Micheline crie un peu.
Rayon de trop : plus qu’à prendre les surgelés, retrouver Gudule et Micheline pourra passer à la caisse.
Maintenant plus qu’à sortir les 6 glaces et 9 pizzas que Dagobert a mises dans le chariot, retrouver Frédégonde partie chercher Gudule et on peut passer à la caisse. Ah non, Frédégonde s’est arrêtée au rayon livres et s’est assise avec une bande dessinée pas du tout de son âge. Micheline a envie de s’allonger par terre pour faire une sieste. Elle chuchote à nouveau, parce qu’elle a hurlé trop fort et s’est cassé la voix, comme Patrick, mais en moins sexy : « Va-Chercher-Ta-Sœur ».
L’aînée s’exécute parce qu’elle voit des flammes dans les yeux de sa mère.
Dagobert en a profité pour rajouter des chocolats et des céréales sur le haut du caddie qui ressemble maintenant à un 33 tonnes. Micheline ne dit plus rien mais, dans ses yeux, son fils lit « je vais vous abandonner dans la forêt et j’espère qu’un ogre vous mangera ». Il hésite à garder les céréales, parce que ça peut servir s’ils finissent vraiment au fond des bois, mais il se ravise.
Arrivée à la caisse, Micheline a pris 10 ans.
Elle a les cheveux qui piquent, les yeux qui grattent, et elle maudit le jour où elle a rencontré Jean-Claude, cet abruti, responsable de tous ses malheurs et surtout fautif de lui avoir fait des enfants.
Les mégères ne se contentent plus de regarder, elles commentent :
« De mon temps les enfants se tenaient bien
– Oh bah c’est la faute aux parents qui leur donnent trop de sucre
– Sans compter qu’ils ne les éduquent pas du tout
– Quelle idée aussi de faire autant d’enfants… »
Heureusement que Micheline n’a plus de voix, parce que sa bouche déborde de jurons.
C’est alors qu’un vrombissement résonne dans le magasin, toutes les têtes se tournent en direction du bruit. Je vous avais dit que c’est vraiment un gros magasin non ? Bon. À côté des caisses il y a le rayon bricolage jardinage, et sur une estrade un beau tracteur tondeuse rouge est exposé. Et sur le tracteur sur l’estrade, il y a Gudule, rayonnante et hilare, qui vient de découvrir que si on tourne la clef, ça fait vroum. Et si on appuie sur la pédale ? Eh bien c’est simple, Gudule, si tu appuies sur cette pédale tu vas projeter le tracteur en avant, et si tu paniques à cause de la descente de l’estrade tu vas appuyer plus fort sur la pédale et aller encastrer le joli tracteur rouge dans le rayon des couches.
Evidemment, elle a appuyé.
La première bonne nouvelle c’est que Micheline a retrouvé sa voix, elle a hurlé comme une louve, de rage un peu et de peur beaucoup.
Gudule s’est pris quelques couches sur la tête, ce qui l’a bien calmée (mon Dieu, si ça avait été des bocaux en verre !?, Micheline va en cauchemarder pendant 6 mois).
La seconde bonne nouvelle c’est que le directeur du magasin a offert ses courses à Micheline.
Lui aussi a eu très peur, lui aussi va faire des cauchemars pendant 6 mois, lui aussi trouve que ce n’est pas tout à fait normal que les clefs soient restées sur le contact du tracteur fou (qui n’a même pas été abîmé dans l’histoire, si vous voulez tout savoir).
Micheline est donc rentrée chez elle le coffre chargé de 15 sacs cabas (elle n’en avait pris que 10 de trop, c’est un bon score), et comme le corbeau elle « jura, mais un peu tard qu’on ne l’y prendrait plus ».
La légende raconte que ce soir-là, en ouvrant le frigo Jean-Claude a dit « ben, tu ne devais pas acheter des pizzas ? » et qu’en réponse sa femme lui a répandu un paquet de chips écrasé sur les cheveux.